BloguesMarie D. Martel

Au café du domaine public : licences libres, surréalisme et Martini du Mile End

La jouissance des oeuvres de l’art et de la culture est un cocktail, compliqué par la chance et la nécessité, qui nous saoule et nous apprend la vie, moins souvent avec ce qu’on choisit qu’avec ce qui nous tombe sous la main, comme par hasard.

Les foules sentimentales que je fréquente s’essoufflent à l’année longue en tentant de suivre les gourous du curationnisme qui recommandent ceci ou cela à lire, à voir, à écouter, à débourser. L’écart entre ce que l’on a pu absorber/consommer/apprécier et laisser de côté est toujours assez tragique à la ligne d’arrivée. Ma bibliothèque des non-lus, pour ne mentionner que celle-là, ressemble plus à un monstre qu’à un meuble. Mais dans l’ombre de la bête, une fois par année, du 1er décembre jusqu’au 1er janvier, j’allume quelques allumettes, j’ouvre les portes d’une drôle d’armoire flanquée d’un calendrier, et je suis éblouie par des rencontres improbables provenant d’un monde qui fonctionne comme une exception dans le système marchand de la culture : le domaine public.

Les entrants dans le domaine public canadien

Le 1er janvier est la journée du domaine public et, à partir de cette date, les œuvres et les créations d’une nouvelle cohorte de créateur.ice.s deviennent accessibles librement en s’élevant dans le domaine public et en acquérant le statut de « patrimoine commun ».

Voici une sélection des entrants dans le domaine public canadien en 2017 : Alberto Giacometti (sculpteur), Kathleen Thompson Norris (écrivaine), Margaret Sanger (essayiste), Pierre Mercure (compositeur), Cluny MacPherson (inventeur), R.T.M Scott (écrivain), Robert F. Hill (cinéaste), Anna Langfus (écrivaine), Suzanne Césaire (écrivaine), Cécile Biéler (Butticaz) (ingénieure), Jean Hans Arp (peintre, sculpteur, poète), Geneviève Massignon (linguiste), Dantès Louis Bellegarde (politicien, historien, essayiste), Julie Rouart (Manet) (peintre), Bud Powell (musicien), Charles Thorson (illustrateur), Blodwen Davies (écrivaine), Jean-Yves Bigras (cinéaste), Frank O’Hara (poète et critique), Elizabeth Wyn Wood (sculptrice), Richmond P. Hobson (écrivain), André Breton (écrivain), Oswald Michaud (inventeur), Georges Duhamel (médecin, poète, écrivain), Colette Bonheur (chanteuse), Buster Keaton (cinéaste), Luitzen Egbertus Jan Brouwer (logicien), Joseph-Papin Archambault (écrivain), Ernest W, Burgess (sociologue), Octave Georges-Maris Bilodeau (écrivain), Anna Akhmatova (poétesse).

De la jouissance au temps des réjouissances

Depuis l’an dernier, le collectif du Café des savoirs libres célèbre tout au long du mois décembre une sélection de nouveaux créateurs dont les oeuvres accèdent au domaine public le 1er janvier. Chaque jour du mois le plus sombre, une porte s’ouvre à cette adresse : http://aventdudomainepublic.ca/ en révélant le profil d’un.e créat.eur.trice dont l’oeuvre est appelée à entrer dans le domaine public canadien et à devenir un trésor du patrimoine commun que l’on peut partager, ré-utiliser, remixer librement.

Ce projet de calendrier de l’avent qui sert de dispositif de célébration du domaine public a été développé par le collectif français SavoirCom1 d’après une idée de Julien Dorra. À cette occasion, nous faisons, conjointement et pédagogiquement, résonner les différences de droit en vigueur au Canada et en France.

Si l’on considère sa législation, le Canada appartient à la catégorie des pays dits «vie+50», qui concernent la plupart des citoyens du monde, où les droits expirent 50 ans après la mort de l’auteur. Depuis le 1er janvier 2017, les œuvres des auteur(e)s/créateurs/trices de ces pays qui sont morts en 1966, sont entrées dans le domaine public – sauf exception.

La France appartient à la catégorie des pays «vie+70», nos homologues ont plutôt cherché des entrants morts en 1947. Cela donne lieu à des situations curieuses. Par exemple, on retrouve désormais André Breton ou Anna Langfus libéré.e.s chez nous, mais qui attendront leur tour, pour vingt ans encore (au moins) en France. On peut consulter sur Wikipédia, la liste des durées du droit d’auteur par pays.

Les motivations qui supportent nos efforts et notre engagement dans la valorisation du domaine public sont exprimées et expliquées dans cette Joie de la Parisienne libérée, une joie dont la contagion est globale.
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De ce côté de l’Atlantique, le cortège des 31 auteur.e.s/créateur.rice.s qui ont été révélé.e.s ont été choisi.e.s à partir d’un jeu de contraintes : rechercher d’abord des candidats québécois et canadiens, équilibrer les hommes et les femmes, les personnes de couleur, considérer la portée significative de l’oeuvre, la francophonie, le continent américain.

Extraite dans un ensemble plus grand, la sélection reflète nos intérêts, mais surtout notre capacité à trouver les entrants, une capacité qui intègre aussi le souci d’atténuer les mécanismes préférentiels favorables aux cultures dominantes et aux privilégiés. Ce n’est pas une tâche facile, malgré toutes nos bonnes intentions, et si je peux consacrer un autre article aux misères de la recherche, de la sélection, de la foire aux questions légalistes, je reviendrai sur certains aspects troublants de ce projet moins simple à conduire que ses dehors souriants et ludiques ne veulent bien le laisser paraître.

Les nouveautés

Cette année a été l’occasion d’introduire quelques nouveautés dans nos pratiques en atelier. Même si nous avons fait appel à Bibliothèque et Archives Canada (BAC) et, surtout, à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) pour nous aider à repérer des entrants, c’est d’abord grâce à l’apport de Wikidata, la base de données libre regroupant les données des projets de la fondation Wikimédia, que nous avons pu constituer la liste des élu.e.s. Ce recours à Wikidata constitue un exemple patent d’utilisation des données ouvertes sur le web au service de la culture, des connaissances et de la mémoire.

Ensuite, plusieurs des notules ont été produites en liaison avec la plate-forme de Wikipédia. Cela signifie que nous avons créé de toute pièce des articles dans Wikipédia lorsqu’ils n’existaient pas (Blodwen Davies, Octave George-Marie Bilodeau, Oswald Michaud, etc.) ; dans d’autres cas, nous avons traduits des articles (Kathleen Norris Thompson), ou encore nous les avons bonifiés. L’objectif était contribuer aux articles de Wikipédia pour que le fruit de notre travail bénéficie au plus grand nombre et fasse croître le domaine des biens communs. Cette collaboration a culminé par la promotion sur la page Facebook de Wikimédia Canada des notules publiées tout au long du mois.

De plus, lorsqu’il n’était pas possible de trouver une photo libre de droit pour illustrer un entrant, notre collègue François Charbonnier a créé une illustration les représentant à partir des images à notre disposition. C’était aussi une manière d’attirer l’attention sur la fragilité de notre mémoire et de ranimer quelques oeuvres en même temps que quelques visages.

Nous avons réussi à recruter quelques spécialistes disciplinaires. Enfin, nous avons été plus rigoureux dans l’utilisation des logiciels libres pour la gestion interne du calendrier.

Nous aurions voulu ajouter les journaux de l’année (qui tombent aussi dans le domaine public) en fouillant les hauts-faits de l’année 1966, mais le temps nous a manqué.

Un grand absent de notre récolte (et un regret collectif) : Walt Disney. L’oeuvre de ce créateur est cadenassée dans un tel labyrinthe juridique qu’il nous semblait impossible d’avoir une prise quelconque sur son legs dans le contexte qui nous intéressait. Il est à cet égard assez ironique de constater que Charles Thorson, un Manitobain d’origine et qui figure dans la cuvée du calendrier de cette année, a dessiné pour les studios d’animation de Disney, de même que M.G.M. et Warner Brothers, puis Fleischer Studios. Il a prêté son talent pour illustrer des figures aussi légendaires que Bugs Bunny, Popeye, Elmer Fudd, Raggedy Ann et Andy… Que reste-t-il de son héritage en termes de biens communs… ?

On ne tombe pas dans le domaine public, on s’élève, mais on tombe en amour quand même

Tous ceux et celles qui contribuent à la rédaction des notules du calendrier tombent en amour avec l’entrant qu’ils/elles adoptent et vous diront sans hésiter que leur protégé est le sujet le plus intéressant ever. Comme j’ai écrit quelques notules, j’affirme pour ma part que l’année 2017 est celle de Pierre Mercure et d’Anna Langfus.

J’ai eu le privilège de rencontrer Lyse Richer, musicologue, spécialiste de l’oeuvre de Pierre Mercure, pour la rédaction de la notule consacrée à ce pilier de la musique actuelle. Elle a généreusement accepté de répondre à mes tonnes de questions et m’a accueilli chez elle en ouvrant ses boîtes d’archives. Quel musicien fascinant ! Nos collègues français ont aussi célébré sur leur calendrier l’arrivée de l’oeuvre de Pierre Mercure dans le domaine public, puisqu’elle le devient pour tous, si c’est le cas dans le pays d’origine du créateur.

Par ailleurs, depuis ma lecture du roman Les bagages de sable de Anna Langfus (Goncourt 1962), j’ai passé les fêtes, et ça ne s’est pas tellement tempéré depuis, à tenter de convaincre les convives des différents soupers auxquels j’ai participé que « c’est énorme », que cette écrivaine de la Shoah incarne « la clé pour entrer dans la littérature existentialiste et sortir du Nouveau Roman par la même porte tout en allant quelque part… », que « c’est dans la même veine que la seconde Marguerite Duras mais, en mieux et même avant elle-même… ». Je vous invite naturellement à considérer l’ajout de ce titre, Les bagages de sable, à votre liste des résolutions de lecture 🙂 Voilà un nouveau type de recommandation qui est issue du off-system – lequel opère en marge de celui que j’évoquais plus tôt. C’est du gratuit. Mais il faut encore trouver les oeuvres…Car n’est pas tout d’identifier les entrants, il faut encore que leurs oeuvres soient disponibles et accessibles. Un autre défi d’envergure dans l’ordre de la diffusion du patrimoine commun.

Cela dit 2017 est aussi la cuvée du surréalisme ! Le mot et l’interjection « surreal » est en vogue, tant mieux puisque les oeuvres d’André Breton, Suzanne Césaire, Jean Arp, Giacometti, etc., s’offrent à nous en se croisant.

Et le Martini du Mile End ? À l’enseigne d’ateliers cocktail dans le monde merveilleux de la (re) mixologie, nous cherchons maintenant des manières de faire durer et de partager ce plaisir toute l’année avec de nouvelles éditions, des créations qui remontent le temps et entrelacent ces contenus qui figurent désormais sous licences libres. C’est moins un ingrédient qui fait le secret du Martini du Mile End que l’attitude : Osez !  

Pour s’inspirer, le Manifeste du remix.

À l’an prochain ! Ou même avant…

Source de l’image : Calendrier de l’avent du domaine public 2016, http://aventdudomainepublic.ca/2016/12/23/oswald-michaud/, illustration d’Oswald Michaud par François Charbonnier, licence : cc-by-sa.