BloguesMarie D. Martel

Le gouvernement qui remballe sa bibliothèque. Une élégie et quelques régressions #polqc

Qui a lu le dernier livre d’Alberto Manguel intitulé Je remballe ma bibliothèque (Actes Sud, 2019, en bibliothèque) aura eu le plaisir d’entendre l’auteur s’extasier sur le projet réalisé à l’enseigne de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) lors de l’une de ses expositions ⏤ un type de diffusion auquel on s’apprête à renoncer. Manguel décrit à la fois l’ « expérience hallucinante » que l’exposition La bibliothèque, la nuit faisait vivre à ses visiteurs et visiteuses et le contexte de création de cet événement qui s’est déroulé en 2015 (l’extrait est long, mais il est savoureux) :

Peu de temps avant que j’aie pris la décision de démonter et remballer ma bibliothèque et de quitter la France pour de bon, la directrice du programme culturel de la [sic] Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Nicole Vallières, m’écrivit pour m’informer qu’elle voulait célébrer le dixième anniversaire de cette institution par une exposition autour d’un de mes livres, La Bibliothèque, la nuit. J’acceptai avec enthousiasme, mais suggérai qu’au lieu d’exposer mon exemplaire imprimé et son manuscrit (ce qui aurait, à mon avis, constitué une exposition un peu ennuyeuse), Vallières demande à Robert Lepage d’imaginer un spectacle fondé sur le livre. Lepage, l’un des plus grands metteurs en scène de théâtre au monde, est toujours embarqué dans des tas de projets mais, pour notre plus grand plaisir, il accepta et commença à imaginer une création interactive sur le thème des bibliothèques. Je connaissais Lepage depuis les productions de ses premières  pièces à Toronto au milieu des années 1980, et j’avais, depuis, suivi beaucoup de ses travaux, mais je ne m’étais jamais attendu à travailler avec lui sur un projet. Le résultat (une totale création de Lepage) ouvrit le 27 octobre 2015 et fut miraculeux.

Le public descendait dans une des salles d’expositions de la bibliothèque et était introduit par petits groupes dans une pièce qui reproduisait de façon imaginative ma bibliothèque perdue en France. Après avoir écouté une brève méditation sur la nature des bibliothèques, les visiteurs recevaient des lunettes 3D et étaient conduits dans un autre espace plus vaste, planté de bouleaux élancés, sur un tapis de feuilles éparses (apparemment arrachés de mes livres), à de longues tables où ils étaient invités à s’asseoir. Avec des lunettes sur les yeux, ils voyaient dix symboles différents qui leur permettaient de choisir pour la visiter l’une des dix bibliothèques célèbres : celle de l’abbaye d’Admont en Autriche, celle d’Alexandrie, celle du Congrès à Washington DC, la Bibliothèque royale du Danemark à Copenhague, la bibliothèque Vasconcelos à Mexico, la Bibliothèque nationale de Bosnie-Herzégovine à Sarajevo, la bibliothèque parlementaire à Ottawa, la Bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris, celle du temple Hasadera au Japon et (parce que les bibliothèques imaginaires ont leur place légitime dans le monde) celle du capitaine Nemo à bord du Nautilus. Visiter ces bibliothèques grâce à la magie des lunettes 3D était une expérience hallucinante. (Je remballe ma bibliothèque, p.91-92)

Ce livre de Manguel est aussi coiffé d’un sous-titre qui se présente ainsi : Je remballe ma bibliothèque :  Une élégie et quelques digressions. L’élégie est une forme poétique qui remonte à l’antiquité, un chant de mort qui nous renvoie à la perte, au manque, au regret;  le recours à l’interjection « hélas!» y est consubstantiel. Or, sans le savoir, l’élégie que l’auteur prononce pour sa bibliothèque et auquel participe le récit de ce projet magnifiquement fou prend, dans les circonstances, un tour élégiaque pour cette salle d’exposition même qui est évoquée, témoignant de son potentiel infini, et qui est appelé à être abandonnée pour mieux investir le « numérique ». Et ce, même si nous sommes bien forcés de reconnaître la capacité expérientielle de cet espace de diffusion, et sa compatibilité avec l’exploration technologique la plus « moderne », comme le démontre le recours au 3D précisément dans cet exemple, hélas…

Une élégie et quelques régressions

« […] BAnQ ne présentera plus d’expositions, à compter de novembre 2019. » (Citation à partir d’un communiqué interne repris dans la lettre d’opinion de M. Jacques Kirouac, directeur général Science pour tous, parue dans Le Devoir, 26 août 2019)

Au-delà d’une élégie pour cette salle d’exposition et sa programmation culturelle, on peut s’interroger : Comment justifier cette décision? Deux articles de Catherine Lalonde parus dans Le Devoir  (26 août et 27 août 2019) et une lettre de la direction générale qui répond au premier, fournissent certains éléments de réponse, que je reprends en partie, et qui suggèrent que la glace sur laquelle BAnQ valse en ce moment est assez mince.

1. Prêter des salles comme politique culturelle de substitution. D’abord, comme on l’a fait valoir, cette décision va à l’encontre de la Politique culturelle de BAnQ, premier jalon posé dans la liste des politiques de BAnQ, qui s’affiche comme la charpente de sa programmation culturelle. Et, il faut la lire pour voir à quel point c’est le cas, celle-ci repose étroitement, sinon essentiellement, sur l’apport des expositions ⏤ mentionnées pas moins de 13 fois en moins de 3 pages. Ou bien cette politique est maintenant désuète, et les commettant(e)s devraient alors en être informé(e)s, ou bien on l’a peut-être, malencontreusement oublié dans un coin du siteweb, et il faudrait la ressortir et se reconnecter avec les engagements qu’elle contient. Les expositions vraiment remarquables de BAnQ jusqu’à ce jour ont été à la hauteur des promesses de cette politique; et ce n’est pas en faisant tristement la liste de toutes les fois où l’on pense encore, peut-être, accrocher ou montrer quelque chose quelque part que l’on satisfait l’intention initiale. Surtout pas en répondant que, désormais, l’institution qui incarne la bibliothèque centrale de Montréal, la bibliothèque nationale et les archives nationales, cessera de contribuer à la création de savoirs au moyen de ces approches, et se fera « prêteuse de salle » pour des projets muséologiques et des contenus opportunistes.

2. La fonction d’exposition comme modèle de service et d’action culturelle en bibliothèque : en as-tu vraiment besoin? Il y aurait beaucoup à dire ici, mais pour l’essentiel, on retiendra que la fonction d’exposition, si elle est un des moyens de diffusion et de valorisation du patrimoine et de la culture, joue un rôle irréductible qui ne devrait pas avoir à passer le test de McSween : En as-tu vraiment besoin? Sauf si, poussé au pied du mur par le Ministère de la culture et des communications, on est rendu à faire de tels erreurs de catégorie. Comme les expert(e).s sollicité(e)s dans l’article fort à propos de Catherine Lalonde, l’affirment : la fonction d’exposition,  « répond à la responsabilité de médiation de ces institutions. Les archives et les bibliothèques conservent, mais [elles] ont également le mandat de diffuser le patrimoine » selon Yves Bergeron, titulaire de la Chaire sur la gouvernance des musées et le droit de la culture de l’UQAM. Cette fonction n’est pas incompatible avec un projet éducatif : «La création de services éducatifs contribue aussi au travail de diffusion, mais aurait dû s’ajouter et non pas remplacer la structure actuelle » ajoute France Bouthillier, professeure agrégée en sciences de l’information à l’Université McGill dans ce même article.

Cette fonction donne à voir et à lire autrement; soutient l’accès, les littératies, l’éveil et l’héritage culturels; favorise l’accompagnement émotionnel et cognitif, les interactions créatives, la participation culturelle, et ce grâce à l’apport de la visualisation des contenus sur le terrain du sensible. Sans approfondir ces considérations épistémologiques, les connaissances que nous avons des bibliothèques en Amérique du Nord révèlent que les expositions existent depuis les débuts de la bibliothéconomie et qu’elles font partie des services de base. Les bibliothèques nationales et urbaines en sont régulièrement dotées et, comme il est aussi souligné dans l’article, les projets de nouvelles bibliothèques à Montréal et au Québec en prévoient presque toutes – celles qui ne le font pas, s’il y en a, ont peut-être un déficit de programmation. Elles sont recommandées dans les Lignes directrices 2019 pilotées par la Table de concertation des bibliothèque du Québec sous le leadership de BANQ qui tient le crayon.

Les tendances dans les bibliothèques indiquent, en outre, une orientation depuis quelques temps et pour les années à venir qui est celle de la « convergence des institutions d’héritage culturel ». Cet engagement qui accompagne les nouvelles possibilités numériques en termes de liaisons des contenus, des formats et des données introduit le système des GLAMs (Galleries, Libraries, Archives, Museums ) qui façonnent des collaborations tangibles de plus en plus étroites entre ces institutions autant qu’une hybridation de leurs pratiques.

Ce déplacement soudain des ressources à destination des milieux scolaires fait sourciller. Quand on sait que la Grande bibliothèque/ BAnQ peine déjà à remplir son double mandat national et public, on peut s’interroger sur sa capacité à offrir des services de bibliothèque scolaire. Et, est-ce que l’embauche de bibliothécaires scolaires est prévue pour ce nouveau mandat de « pourvoyeur de produits éducatifs numériques de qualité pour le milieu scolaire québécois » ?

3. La diffusion ou le numérique : le faux dilemme. Les arguments invoqués pour justifier ce repli stratégique qui consiste à remplacer les expositions physiques par des expositions numériques qui auront le caractère de ressources éducatives numériques pour les jeunes, sont préoccupants. Et ce, malgré le tweet souriant et rassurant du PM au sujet de « l’importance de la Grande Bibliothèque, des nouvelles technologies et de projets pour inciter plus de jeunes à la lecture.»

L’argument de la « modernisation » en particulier mériterait d’être étoffé. On veut que les actions éducatives soient plus efficaces au moyen des techniques et technologies numériques, en quel sens ? ⏤ Quels seront les retombées de cette « modernisation » sur la lecture des jeunes ⏤ si chère au Premier Ministre ⏤ et les indicateurs d’impact qui seront identifiés pour évaluer l’efficacité de cette mesure.

Si le souci est celui de l’accès en visant à rejoindre un public plus étendu en nombre (plus de jeunes? Et aussi plus d’adultes?  Ou juste plus…), personne ne s’objectera, mais ce sont les moyens retenus pour atteindre cet objectif qui semblent douteux. Les expositions étaient déjà de grande qualité et fonctionnaient très bien; l’exposition sur les mangas, pour ne mentionner que celle-là, a remporté un franc succès auprès de tou(te)s ⏤ y compris les jeunes.

Par ailleurs, opposer les expositions physiques et numériques est particulièrement mal fondé. Ce parti pris néglige les avantages différenciés de même que le potentiel de complémentarité et d’intégration de ces modes de diffusion. Selon Yves Bergeron encore : « en misant essentiellement sur la diffusion numérique, est négligé l’effet « de l’expérience du visiteur qui est au coeur de la fonction de médiation. La diffusion numérique n’est qu’une autre forme de l’écrit. Ça ne peut être comparé à l’expérience muséale. Les études sur la cybermuséologie l’ont bien démontré. » Pour le muséologue, si elles contribuent à la diffusion, « on ne peut comparer des expositions virtuelles avec des expositions tangibles où des visiteurs se retrouvent devant des originaux en temps réel avec d’autres visiteurs et citoyens. »  En d’autre termes, le seul motif qui fait du sens et qui convainc (mais peut-être pas pour de bonnes raisons) est le suivant : « … et en tenant compte des exigences budgétaires »; sinon le reste de l’argumentaire au sujet des ressources éducatives numériques improvisées dans un plan stratégique 2019-2020 que personne n’a encore vu à ce jour (septembre 2019) ne tient guère la route. Tou(te)s les expert(e)s interrogé(e)s dans l’article contredisent ce discours de BAnQ.

Si on veut rejoindre avec davantage d’effets les jeunes ⏤ ce qui n’est pas nécessairement une affaire de quantité, mais qui aurait plutôt à voir avec des considérations qualitatives ⏤  qui font partie des publics empêchés ⏤ soit parce qu’ils ou elles sont loin ou parce qu’ils et elles font les frais d’obstacles systémiques ⏤, BAnQ devrait user de son leadership pour favoriser l’essor de la bibliothéconomie jeunesse à travers le Québec et le déploiement de bibliothécaires scolaires et de bibliothécaires publiques jeunesse ⏤ et qui pourront assurer la médiation de ces « produits éducatifs numériques de qualité » tout en contribuant plus directement à la littératie familiale et communautaire pour des résultats durables.

Pour toutes ces raisons et ces interrogations, il devient assez légitime de se demander : comment en est-on venu à cette idée? Sur quelles bases s’est-on appuyé pour proposer cette orientation? Quelle est la stratégie numérique de BANQ dans une perspective globale en dehors de ses initiatives à la pièce et compte tenu de ce qui ressemble au passage à la trappe de la politique culturelle?

4. Le Québec qui remballe sa bibliothèque du 21e siècle

Il y a aussi un jeu dangereux dans ce geste qui consiste à opposer les dispositifs physique et numérique. Qui sait si, la prochaine fois, au nom de cette efficacité dans l’accès, le gouvernement  ne décidera pas de remballer la Grande bibliothèque, la « maison », le troisième lieu.

Il n’y a qu’à lire, ou relire, le dernier chapitre de l’ouvrage sur l’histoire des bibliothèques québécoises de François Séguin (2017) qui s’intitule « un laborieux cheminement » pour constater que l’histoire se répète au 21e siècle. Les gouvernements du Québec, peu importe le parti, ont travaillé le plus souvent contre les bibliothèques, et la CAQ ne fait pas exception ici en poursuivant l’ingénierie du remballage de BAnQ. Celle-ci fait l’objet de coupures statutaires à répétition dans son budget, depuis plusieurs années, qui nuisent tant à son rôle de bibliothèque et archives nationales qu’à celui de bibliothèque centrale de Montréal; elles entravent son leadership et son développement – et partant, elles compromettent celui des bibliothèques du Québec dont elle est sensée être le moteur et le modèle.