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Excusez-moi, je ne parle pas anglais

Quand j’étais petite, je prenais l’avion souvent. Mon père à Saskatoon, ma mère à Montréal. J’avais 6 ans, un gros macaron rouge et blanc pour m’identifier, mineure non accompagnée. J’allais visiter mon « autre parent » à tous les trois mois environ, c’est dire si j’ai traîné dans les salles de break des employés d’Air Canada. Je ne sais pas pourquoi, peut-être parce qu’ils étaient moins chers, peut-être parce que mes parents avaient une commandite tellement ils utilisaient le service pour me partager, mais du plus loin que je me rappelle, entre l’âge de 6 ans et 11 ans, j’ai vraiment beaucoup fréquenté les hôtesses de l’air chez Air Canada.

Mon père était un militant. Un vrai. Un pur. Et il tenait mordicus à faire sa part pour promouvoir la langue française. À Saskatoon? Oui, à Saskatoon. Il y a des francophones, des communautés entières de gens qui parlent français, en-dehors de notre nombril québécois. Pour vous dire, je recevais un enseignement francophone à l’école Canadienne-Française. Il y avait une compagnie de théâtre, qui existe toujours d’ailleurs, La Troupe du jour. Un journal en français, l’Eau Vive. À Radio-Canada, le même téléjournal que dans ton salon et le dimanche soir, la vibrante voix de Jacques Languirand que je trouvais donc plate à cet âge-là.

Pour en revenir à Air Canada. À chaque fois que je quittais mon père à l’aéroport, je partais vers mon monde de petites folies. Quand tu as 6 ans, et aucun parent sur le dos pour te sermonner, les quelques heures de vol entre Saskatoon et Montréal goûtent clairement la liberté. Je me souviens, entre autres, du plaisir rebelle de manger mon dessert avant le repas. À chaque fois que je quittais mon père, donc, il me répétait cette même phrase: « N’oublie pas, tu ne sais pas parler anglais. » Ça doit être l’âge, ou l’absurdité de l’affirmation puisque j’étais complètement bilingue, je demandais inévitablement pourquoi. Et en toute simplicité, il me répondait qu’Air Canada offrait un service bilingue et qu’on devait leur prouver que des gens en ont besoin. En bonne fille à papa, j’ai appliqué ses bons conseils. À la lettre, allez savoir pourquoi. Ce qui a causé toute une commotion à l’aéroport de Toronto, quelque part autour d’avril 1987.

Escale à Toronto. L’hôtesse qui m’accompagne me parle en anglais. Comme je suis supposée ne rien comprendre, je fais mine de ne rien comprendre. Alors on suit la procédure d’atterrissage (ça c’est assez universel, quand l’avion est arrêté, tu prends ton sac et tu débarques) et l’hôtesse m’emmène à la salle des employés puisqu’il y a plus d’une heure d’attente. Il est midi. Elle me demande si j’ai faim, si j’aimerais manger quelque chose. « Excusez-moi, je ne parle pas anglais« , que je lui sers en guise de réponse. Incompréhension dans le regard. Elle a envie de dire « Sorry, I don’t speak french« , mais je viens de lui enlever les mots de la bouche. Décontenance. Impuissance. Mon souvenir le plus clair demeure son regard, fixé sur moi pendant de longues minutes l’air de dire « merde, on est pognés avec un spécimen francophone unilingue« . Alors je demande. J’aimerais être accompagnée de quelqu’un qui parle ma langue. On me répond que oui, ce ne sera pas very long. Finalement, c’est long. Vraiment very long. Téléphones, appels à l’intercom, quelques hôtesses à la rescousse, toutes plus anglophones les unes que les autres. Je n’aurais jamais pensé semer la pagaille avec une si petite phrase qui me semblait pourtant inoffensive et justifiée. Alors que l’escale achève, et malgré plusieurs tentatives ( je vous jure qu’ils ont mobilisé une énergie proche de la panique), on ne trouve aucun employé d’Air Canada dans l’aéroport de Toronto possédant un minimum de capacité à s’exprimer en français. Et moi, petite têtue, qui refuse de manger, qui refuse de parler avec qui que ce soit. On finit par me tendre quelque chose qui ressemble à un walkie-talkie (sans doute un ancêtre du cellulaire) un monsieur qui sait parler français, avec un big accent, sorry. Tout est bien qui finit bien. Pour moi, en tout cas, je n’ai pas raté mon vol.

C’est un souvenir qui est resté gravé quelque part entre ma première chute à vélo et la première visite de la fée des dents. J’étais jeune, je ne comprenais pas tous les enjeux. Mais aujourd’hui, quand je vois revenir sur le tapis le débat sur la langue officielle au Canada, quelque chose me dit que comme dans tout le reste, il y a beaucoup d’hypocrisie. Parce qu’en 1987, Air Canada était déjà pas-mal unilingue anglophone. Une compagnie qui dépensait alors des milliers de dollars en publicité se vantant d’offrir des services bilingues partout au pays. Depuis, j’ai très peu d’illusions sur les débats de langue. Surtout avec les Conservateurs au pouvoir.