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L’héritage d’un fou

Le matin du 4 mai 1992, mon père est mort. J’avais onze ans.

Mon père, c’était quelqu’un de spécial. Je dis pas ça parce qu’il est mort en plein œdipe. Mais mon père c’était un battant, un militant, un tappeur de trails. Homme de théâtre, homosexuel assumé (en 1980, ce n’était pas du tout banal), excentrique sur les bords. Il me disait souvent que le chemin le plus emprunté n’est pas le bon, puisque de toute évidence personne n’y avait trouvé la solution. Il me disait que tout le monde est égal, parce qu’on respire tous de l’air pis qu’on chie tous de la marde. Il me disait que moi aussi, je suis quelqu’un de spécial. De ne jamais laisser personne me faire croire le contraire. D’aider les autres à se rendre compte qu’ils sont quelqu’un de spécial, eux aussi, qu’on l’est tous, qu’on a tous une place et un rôle à jouer. Il me disait que les grandes entreprises exploitent les pauvres, de ne jamais laisser un patron m’intimider. Il me disait aussi que la seule manière de changer les choses, c’était de croire en soi, de croire en chacun, et d’être fondamentalement convaincu qu’en mettant nos forces en commun, on peut changer des choses.

Je suis née à Régina, en Saskatchewan, en 1981. Mes parents, qui venaient tous les deux de Roberval, au Lac-Saint-Jean, m’avaient dit qu’ils étaient communistes et que c’était bien mal vu par la famille et les amis de la famille, donc qu’ils s’étaient éloignés de tous ces jugements pour vivre leurs convictions en paix. Concrètement, dans mes souvenirs d’enfant, tout ça est très beau. J’ai grandi entourée d’adultes et d’amour inconditionnel, la plupart étaient musiciens, artistes, photographes… Les potlucks à chaque jour, la musique live au salon, les conversations animées. Mon souvenir le plus clair, c’est que jamais on ne m’a dit ne pas avoir le temps de jouer avec moi. Il y avait toujours quelqu’un, dans la maison, qui semblait disponible pour mes besoins et envies d’enfant, aussi futiles soient-ils. Parce que pour eux, je n’étais pas un adulte en devenir mais une personne entière et égale. Ils s’employaient chaque jour à mettre de la magie partout, à me faire voir la beauté en chaque chose et en chaque personne que la vie apporte.

En réalité, on était loin des hippies avec des fleurs dans les cheveux. Mon père était en fait marxiste-léniniste. Il a milité avec En lutte! C’était un fervent syndicaliste, défenseur des droits des travailleurs. Vous avez déjà entendu parler Armand Vaillancourt? Le discours de mon père était exactement le même. J’ai fini par savoir que si on était dans l’ouest, c’est parce qu’il était mandaté pour aller y ouvrir des cellules. Il croyait fermement que pour changer les choses, il fallait renverser le pouvoir. S’il le fallait, par les armes. Ok, c’était extrémiste. Avec le temps, j’ai eu l’occasion d’éveiller ma conscience politique. Je ne suis pas convaincue que leur manière de faire était la meilleure. Mais au moins, ils avaient la conscience de ne pas se laisser avaler par la spirale capitaliste. Ils formaient une résistance, un contre-courant, une bosse sur le lisse système en train de se mettre en place. Et surtout, surtout, ils incarnaient l’anti-individualisme.

Personnellement, c’est ça qui me tue dans le climat général en ce moment. Moi, ma session, mon boulot, ma famille, mes efforts, mon argent, mes bobos, ma dépression, mon profit. Alors peut-être mon père était un peu fou, idéaliste, utopiste, pas du tout réaliste. Mais ce qui subsiste en moi vingt ans après sa mort, c’est cette conviction qu’ensemble on est forts. Que l’individualisme n’a pas sa place en ce monde, que l’individu n’est pas une finalité en soi. Le soulèvement populaire des derniers mois me donne l’espoir que mon père, ben il avait en partie raison. Que cette utopie, celle d’un monde meilleur et plus généreux pour tous, est possible.

Merci, papa, d’avoir été fou. Fou d’amour, fou d’espoir. C’est un héritage qui n’a pas de prix.