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Entre vouloir et pouvoir

Vous vous êtes déjà cogné un orteil sur un coin de meuble ou une patte de chaise? Vous savez, cette sensation de douleur intense, qui vous traverse le corps en entier, tel un éclair? Et cette pensée qui vous vient, alors que votre coeur bat en sourdine dans le fin fond de ce minuscule appendice, alors que cette puissante douleur refuse de s’atténuer… comment un si petit morceau de mon corps peut-il faire aussi mal?

Je ne suis qu’un orteil dans cette révolution, dans mon village au nord, alors que je vois Montréal s’enflammer chaque jour, les carrés rouges qui déferlent dans les rues, accompagnés de tous ceux qui partagent cette envie de mettre leurs forces ensemble pour un Québec nouveau. Le printemps a beau être érable, ici je me sens plutôt épinette chétive. L’orteil est si loin du coeur mais le sang, pourtant, n’a pas le choix de s’y rendre pour nourrir chaque cellule. Par les réseaux sociaux, j’assiste, sans plus de pouvoir d’action que de faire circuler l’information, à une révolution trop loin pour y prendre part physiquement.

Je lis Jean Barbe de manière plus assidue, depuis peu. Nombriliste montréalais, s’il en est, néanmoins le coeur du bon bord et les valeurs brandies bien haut. D’une solidarité inébranlable envers tous les indignés de ce monde. Une voix forte qu’on ne peut ignorer, et que je salue du fond du coeur, même si parfois critiquable (personne n’est parfait, et quand on s’expose autant, difficile d’y échapper). Et quand je lis ce bout de chronique à paraître… « Et je plains ceux qui, aujourd’hui, ne font pas trois manifestations par semaine. Je plains ceux qui ne ressentent pas cette extraordinaire et bonne fatigue d’avoir œuvré toute la journée avec des camarades à tenter d’améliorer le sort du monde. Je plains ceux qui ne se sont pas donné la chance de partager, parce qu’ils voulaient préserver leurs acquis en fermant leur porte à la rue, pour s’en protéger comme d’une maladie, la peste, ou le choléra. Je plains ceux qui s’enragent et hurlent contre les étudiants. Je les plains de ne pas connaître ce ravissement quand, dans la rue, vaquant à tes affaires, tu croises un autre carré rouge et qu’il te sourit. » J’me sens loin. Je ne croise pas de carrés rouges, ici dans la rue, pour me sourire. J’ai le coeur tordu de ne pouvoir me joindre à tant d’audace, tant de ferveur, de jeunesse, d’espoir, d’amour, de folie, qui fait que ça bouge enfin.

Parce que j’en suis. Pas de ceux qui ont fermé la porte, pas de ceux qui protègent leurs acquis. Je suis de celles qui sortiraient chaque soir, retrouver enfin mes semblables. Parce que ça y est, nous ne sommes plus marginaux. Nous sommes des milliers, nous sommes des millions, et nous sommes légitimes! Je la sens cette puissante énergie, c’est une déferlante de mots qui m’emporte l’âme chaque jour. Ce que je lis, dans cet extrait de chronique pas encore parue, c’est que j’en manque un bout. Ce bout de solidarité, ce contact humain et chaleureux, rassurant, ce ravissement des regards complices. Ici, je me sens toute seule. Bien-sûr, on élèvera les cochons bio avec les voisins et on achète les oeufs et les légumes frais chez l’autre voisin. On corde le bois en gang et on travaille à mettre en place nos valeurs au quotidien. Mais j’écoute les grenouilles chanter, le soir, sur ma galerie aux millions d’étoiles, et je dois taire cette énergie guerrière qui m’habite. C’est la cruelle nuance entre vouloir et pouvoir.

La révolution gronde, alors qu’on me reproche de la suivre de trop près sur l’ordinateur. Il me semble que ce soit mon seul exutoire. Écrire aussi, pour vous dire combien je vous trouve belles, beaux, et lucides. Et combien je vous envie. L’envie… comme le coeur qui bat en sourdine dans un orteil meurtri.