C’est le sentiment que j’éprouve alors que je me mets en route vers mon périple qui me conduira, pour les 15 prochains jours, en Afghanistan dans le cadre de reportages. Je n’ai pas l’habitude d’être très sentimental sur ce blogue malgré ma propension à y insuffler un peu de ma pensée personnelle, mais je fais ici un peu exception.
Ce pays, qui pourrait carrément être une autre planète avec sa géographie martienne, ses paysages post-apocalyptiques, ses villes et villages qui ressemblent à un étrange croisement entre la Mos Eisley de la trilogie Star Wars et le deuxième opus de la trilogie Mad Max et ses habitants aux référents culturels aux antipodes de notre propre civilisation. Ce pays, je l’ai connu dans une autre vie, du temps où la guerre y grondait encore davantage qu’aujourd’hui, alors que je n’avais toujours pas troqué mon fusil d’assaut et mes galons de sergent pour mon portable, mon carnet de notes et ma caméra.
Bien sûr mon travail y sera très différent cette fois. La guerre, s’agit maintenant de la raconter – à défaut de la comprendre – plutôt que d’y combattre. De rencontrer ses victimes les plus vulnérables, de relater leurs histoires et la faire connaître. De chercher un peu de lumière à-travers des minuscules craques qui parsèment l’obscur voile de pessismisme qui recouvre le pays d’une épaisse couche de corruption et où la vigueur du vent de solidarité internationale, avec ses milliards de dollars en aide, s’étiole au rythme du désengagement des troupes occidentales. Un entretien avec une politicienne qui lutte contre la corruption et le système pourri qui a pris racine – un scénario familier. Une rencontre avec les responsables d’un groupe d’aide aux femmes – ça se peut, même dans un pays qui y est totalement réfractaire et où le ministre de la justice n’y voit que corruption culturelle occidentale et menace à l’intégrité de l’institution de la famille telle que prescrite par la charia. Peut-être un thé avec l’ennemi, sait-on jamais.
Je me prépare à partir alors que les infos annoncent l’assassinat lâche et barbare de deux journalistes français par un des groupes armés qui sèment toujours la terreur dans le nord du Mali malgré l’intervention de l’armée française et la présence de 12600 casques bleu, deux chevaliers de l’information tombés sous les balles de couards quelques centaines de kilomètres au nord d’où je couvrais le conflit malien il y a dix mois à peine. Le meurtre de Ghislaine Dupont et Claude Verlon vient me rappeler, dans un premier temps, les dangers rattachés à la pratique du journalisme en zone de guerre et la fragilité de la vie, à la merci des dangers qui nous y guettent – mines, miliciens armés, kidnappings, sans parler des nombreux obstacles à la quête de l’information – mutisme des autorités, peur des représailles chez les civils, barrières linguistiques et culturelles….Je prends le métro pour la gare et me demande si je n’aurais pas dû prendre plutôt l’autobus pour pouvoir admirer le paysage urbain bipolaire de la ville que j’aime pour une possible dernière fois. Je me réserve plutôt le mur de briques de la station Mont-Royal et le dépanneur orange de Berri-UQÀM. Je repense à ce difficile au-revoir d’avec ma douce au petit matin et me demande si ses larmes couleront à nouveau sur mes joues dans deux semaines. Je me surprends, donc, à revivre les mêmes appréhensions que lorsque mon travail consistait à prendre contact avec l’ennemi et le détruire ou, encore plus précisément, à protéger les militaires et les civils qui oeuvraient à des projets de reconstruction, à constituer le rempart entre eux et les talibans.
Je succombe au piège de la relativisation. Quelle différence entre le métier que j’exerçais et la profession que j’ai choisi d’embrasser? Réponse rapide : la continuation du sentiment idéaliste, voire naïf, que je peux peut-être contribuer à un peu plus de justice, cette fois en racontant les histoires vraies de gens qui méritent un peu plus de dignité que ce à quoi ils sont soumis, qui ont droit à une vie plus décente que celle qu’ils subissent, plutôt que de continuer de participer à une aventure militaire en laquelle je ne croyais plus.
Et comme j’honorais de mon service militaire la mémoire de ceux qui ont conquis la crête de Vimy et qui sont débarqués sur les plages de Normandie, j’espère désormais faire de même en mémoire des Ghislaine Dupont, Claude Verlon et Marie Colvin qui ont payé de leur vie le devoir sacré de jeter un peu de lumière dans les recoins les plus sombres du monde. De raconter ce côté plus noir du monde afin d’en saisir la pleine réalité. Un boulot souvent un peu ingrat et rendu constamment plus difficile par ces salauds de tous acabits – politiciens, généraux, dictateurs et autres assoiffés de pouvoir et de répression – qui cherchent à occulter la vérité.
Peut-être s’agit-il là, métaphoriquement, d’une nouvelle guerre.