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Rencontrer son ennemi

Je le vois s’avancer au milieu du carrefour giratoire hyper-achalandé où nous l’attendons, vêtu d’un turban et des habits traditionnels de l’ethnie pashtun.

La tenue vestimentaire d’un Taliban.

Mon guide lui adresse les salutations d’usage en pashto, la langue des Afghans du sud. Une suite sans fin de bonjours, comment allez-vous, comment va votre famille, comment va la vie. Anxieux, je sors enfin du taxi et je me dirige vers l’homme qui a peut-être posé une bombe improvisée sur la route qu’empruntaient nos convois. Un homme qui, plus tard dans la rencontre, avouera avoir combattu les soldats canadiens alors que j’y étais, qui a peut-être lui-même tué certains de mes frères d’armes. Qui a commandé des militants talibans durant près de 8 ans dans la province de Kandahar.

L’homme que je devrais considérer comme mon ennemi. Mais il ne sait et ne saura rien de ma vie passée, histoire de préserver l’intégrité de l’entrevue à venir. Une omission nécessaire – « Mission first » reste une des leçons retenues de la vie militaire que je cherche à préserver dans ma nouvelle carrière. De toute façon, mon guide me l’a franchement déconseillé. N’empêche que plusieurs images me viennent en tête, des images décrivant ce que j’aurais voulu en faire si j’avais un coeur vengeur et si je n’étais pas journaliste.

Il approche et tend la main. Je fais de même, le plus impassiblement du monde. Mais déjà je sais que cet entretien sera probablement un des plus surréalistes avant longtemps en ce qui me concerne. Pourtant, elle est nécessaire. Comment comprendre ce qui s’est passé en Afghanistan sans chercher à connaître la pensée de l’ennemi, sans passer outre la propagande? Suite à toutes les guerres du passé, on a fini par savoir ce qui se passait dans les rangs des armées des pays qui se sont retrouvés à l’autre bout de nos canons. Celle-ci ne devra pas faire exception.

Cet entretien, tenu juste à l’extérieur de Kaboul, m’a un peu chamboulé. Au lieu d’un sanguinaire soldat d’Allah, je retrouvais devant moi un homme grand mais frêle, aux dents brunies, à la peau aussi foncée que rugueuse, conséquence d’une vie menée à la dure et d’années de combat. Un islamiste pure burqa. Ses propos sur la place de l’Islam dans la société – dominante – en font foi. Un combattant de Dieu qui a néanmoins décidé d’abandonner la lutte armée au profit du processus politique, venu dans la capitale recueillir de signatures pour la création d’un nouveau parti politique. Un pari risqué – plusieurs de ses anciens frères d’armes veulent désormais sa peau. Vu l’épaisseur du document qu’il transporte dans une chemise plastique verte translucide, il semble en voie de réussir. Un parti qui, étonnamment, se veut rassembleur de toutes les ethnies et religions présentes en Afghanistan (sous l’autorité d’Allah), selon la description qu’il en fait. Bien sûr, il est en mode « vente », bénéficiant de la tribune d’un journaliste occidental, mais la spontanéité de ses réponses me laisse suggérer soit qu’il a bien appris son texte, soit qu’il cherche réellement à me convaincre de la légitimité de sa démarche.

Je fronce les sourcils à chacune de ses interventions. Un peu par colère rétroactive, un peu en raison du doute nécessaire à l’analyse de ses propos. Tout au long de nos échanges, ma colère se dissipe. Je m’aperçois graduellement que je partage une seule chose en commun avec celui assis devant moi. Nous avons tous deux rejeté la guerre comme solution aux différends humains.

Nous quittons le lieu de l’entrevue une heure et demie plus tard, gorgés de thé. En route vers le taxi qui allait nous reconduire à Kaboul, je lui expose ma vision d’une société juste, histoire de le confronter à son modèle théocratique. Très occidentale, il va sans dire. Il reste en profond désaccord.

Nous le serons toujours. Sans combattre, nous resterons, du moins idéologiquement, des ennemis.

Mais nous nous sommes parlés.