À l’heure où sonne le glas de l’aventure militaire canadienne en Afghanistan, je vous partage une histoire qui s’est déroulé dans mon passé pas si lointain.
Kandahar, septembre 2007.
Nouvelle journée, nouvelle mission.
Affecté cette fois-ci à la protection de personnel, nous devons nous rendre au palais de justice pour y escorter la conseillère juridique de l’Équipe de reconstruction provinciale, une avocate militaire aussi compétente que sympathique. Elle doit rencontrer des juges et des procureurs afghans. Je ne connais pas vraiment la nature exacte de la rencontre. Tout ce que je sais, c’est que ça fait partie de son travail.
Comme notre tâche se limite à ce qu’elle s’y rende et en revienne vivante, nous nous concentrons sur cet aspect de la mission. À peine quatre kilomètres séparent notre base près du centre-ville de Kandahar de notre destination, mais ce court trajet nécessite trois véhicules lourdement armés, près d’une vingtaine de soldats et des heures de préparation incluant un briefing complet à l’équipe par le commandant qui nous explique les tactiques à adopter en fonction de chaque scénario possible – attaque suicide, embuscade, accident de la route, bouchon de circulation, crevaison, etc. Rien n’est laissé au hasard lors d’une opération militaire, peu importe sa complexité. Celle-ci était relativement simple, imaginez un raid sur un village qui implique 15 véhicules de combat, 4 chars d’assaut et une coordination minutée au quart de tour avec un soutien aérien.
En chemin, j’envoie des instructions au cannonier du véhicule que je commande. Je dois analyser constamment la situation et lui indiquer les menaces potentielles les plus probables, des sites d’embuscade aux véhicules suspects. Alors que nous quittons l’artère principale pour tourner sur la rue où se trouve le palais de justice, mon regard est momentanément détourné vers la dernière chose que je m’attendais à voir dans une ville afghane déchirée par la guerre – un parc d’attractions au milieu duquel trône une grande roue immobile. Les manèges sont passablement délabrés et la grande roue aux nacelles multicolores semble être immobile depuis belle lurette. Je combats la tentation de me perdre dans mes pensées – la moindre inattention peut coûter cher.
De retour au camp après cette tâche accomplie sans la moindre anicroche, je me remets à penser à cette grande roue. Puis, à chaque fois que notre convoi est passé devant tout au long des sept mois qu’ont duré mon séjour militaire en Afghanistan. Ce manège est devenu pour moi un symbole de ce qui afflige ce pays. Tant que la guerre fera rage, la grande roue ne tournera pas. Tant que des hommes s’y entretueront, il n’y aura ni temps ni place pour le plaisir que procure un tour de manège aux enfants.
Novembre 2013. De retour à Kandahar, cette fois en tant que journaliste. Alors que nous approchons de la ville et de mon hôtel, je demande au chauffeur de m’accorder un « tour de nostalgie » et de passer par les endroits qui m’ont marqué durant la mission. L’ancien Camp Nathan Smith, appartenant aujourd’hui au gouvernement afghan. Nous empruntons ensuite la route qui mène vers le district d’Arghandab, le marché d’Arghandab, le « district center », siège du gouvernement local. Puis, retour vers le centre-ville. La radio locale annonce un attentat-suicide qui vient de secouer Kaboul. À notre arrivée devant le parc d’attractions, je lui pose la question qui me brûle les lèvres.
« Non, elle n’a pas bougé », me répond-il.
Et au rythme où vont les choses, elle ne tournera sans doute jamais plus.
Martin Forgues publie en avril son premier essai, L’afghanicide, une critique de la guerre en Afghanistan, chez VLB Éditeur.