BloguesA la mano

Le Plateau de Lucie

Quand j’étais à la petite école, il y avait une institutrice (appelons-la Lucie) que presque tout le monde détestait. Elle enseignait en 3e année. À l’époque, les enseignants se relayaient lorsque venait le temps de surveiller à la récréation. Et lorsque c’était le tour de Lucie, ça feelait doux dans la cours d’école. Lucie était froide, elle fusillait les élèves du regard, et elle était assez corpulente. Aussi, elle avait un malin plaisir à intervenir au moindre prétexte. Même lorsqu’elle n’était aucunement concernée.

Je me souviens de la journée de la rentrée en 3e année. Nous nous croisions tous les doigts pour ne pas qu’elle soit notre institutrice pour l’année à venir. Puisque la loi de Murphy est ce qu’elle est, lorsque le nom des élèves à qui elle enseignerait pour l’année à venir, j’en étais.

J’avais presque le goût de changer d’école. J’appréhendais tellement cette année qui commençait à peine.

Mais finalement, au fur et à mesure que l’année avançait, je la trouvais sympathique. Elle était taquine.  Un peu comme moi. Bref, lorsqu’elle me taquinait, je répliquais tout en demeurant courtois. Elle semblait aimer ça – voire se reconnaître en moi – alors elle me confiait des tâches « spéciales », elle m’impliquait dans certains projets spéciaux… Bref, j’étais un de ses chouchoux.

Mais ce n’était pas le cas de tous. Certains réagissaient plutôt mal à ses taquineries et, conséquemment, elle demeurait pour eux la méchante Lucie.

En juin j’ai réussi mes examens avec succès et, à l’automne suivant, je « montais » en 4e année.

Dès les premières semaines, Lucie était redevenue la dame froide qui fusillait les enfants du regard. Autant elle semblait m’aimer l’année d’avant, autant j’étais devenu comme tous les autres. Lorsqu’elle passait à côté de moi dans la rue après les cours, la seule chose qu’elle me disait c’était de ne pas flâner dans la rue et de m’en aller chez moi, sinon elle le dirait à mes parents.

C’est alors que je me suis aperçu que Lucie n’était gentille qu’avec les enfants de sa propre classe. Et encore fallait-il qu’ils voient les choses comme elle.

Les années ont passé. J’ai commencé à fréquenter l’école secondaire et à sortir de l’est de la ville (l’école que je fréquentais était à Tétraultville, dans le secteur du Métro Honoré-Beaugrand). Mélomane, je fréquentais souvent les boutiques de disques usagés de l’Avenue Mont-Royal. Quand je serai grand, j’habiterai sur le Plateau, que je me disais. Et ça a été comme ça longtemps. Finalement, quand j’ai eu l’âge de quitter le nid familial, nous étions en pleine crise du logement. Conséquemment, j’ai opté pour le quartier Rosemont, parce que c’était plus accessible. Néanmoins, je continuais de fréquenter l’Avenue Mont-Royal pour ses boutiques de disques usagés, mais également pour ses restos, ses bars, ses épiceries fines, ses friperies… Et les années ont passé. Je me suis acheté une auto, j’ai eu un enfant, je me suis acheté un iPod, et je me suis trouvé un logement plus grand, encore une fois dans Rosemont. J’ai ainsi comblé certains besoins que je comblais autrefois dans les commerces de l’Avenue Mont-Royal. Toutefois, je l’avoue, jusqu’à tout récemment, je me plaisais à trouver des prétextes pour m’y rendre (crème glacée, SAQ, fruiterie). Jusqu’à tout récemment. Aujourd’hui, le Plateau n’est plus le rêve américain du p’tit gars de l’est que j’étais. Bien au contraire, même.

Le Plateau, c’est devenu mon Chili, et moi je suis sa Bolivie. En effet, de la même manière que le Chili bloque l’accès à l’eau à quelques pays d’Amérique du Sud (dont la Bolivie) à cause de sa forme particulière, avec ses cônes oranges et ses rues qui changent de sens et qui génèrent un trafic fou sur les grandes artères nord-sud, le Plateau empêche le citoyen de Rosemont que je suis de me rendre rapidement sur le coin de Mont-Royal/Garnier afin d’arriver à l’heure chez mon pédiatre, ou sur le coin d’Iberville/Sherbooke afin de déposer mon fils à la garderie.

Qu’est-ce qui a tant changé depuis l’époque des disques usagés? Le maire d’arrondissement. Celui dont parlait Yves Boisvert dans une récente chronique qu’il a titrée L’Agonie commerciale du Plateau. Appelons-le Luc.

Vous l’aurez deviné, je ne vais plus acheter mes fruits et légumes sur l’Avenue Mont-Royal, je vais plutôt au Marché Jean-Talon. Et je ne vais que très rarement y déguster une crème glacée lors des chaudes soirées de juillet. Je me contente de la Plaza St-Hubert. Pourquoi? Parce que j’en ai marre de tourner en rond à cause des cônes qui bloquent les rues. Parce que je n’ai pas envie d’attendre 20 minutes dans le trafic des 2 ou 3 grandes artères qui traversent nos deux quartiers. En vélo, aller prendre une crème glacée sur le coin de Delorimier/Mont-Royal, c’est un trajet de 10 minutes. Mais, avec un enfant de 2 ans, il est hors de question que je traverse, en vélo, les viaducs qui séparent les deux quartiers. Les couronnes de fleurs qui ornent le viaduc Iberville m’incitent à prendre plutôt ma voiture.

Plusieurs citoyens du Plateau apprécient leur maire d’arrondissement de la même manière que j’appréciais Lucie en 3e année. Nous avions des valeurs communes et ses initiatives m’avantageaient. Je ne comprenais pas pourquoi les autres n’aimaient pas ses façons de faire certaines choses… jusqu’à ce que je change de classe et que, comme elle le faisait lorsque j’étais en 2e année, elle fasse tout pour se faire respecter de ceux qui l’entourent, et ce au détriment de leur bien-être, leur mode de vie, et leurs besoins.