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Les aiguilles et l’opium @ TNM – Distancier le réel

Aiguille
Crédit photo: Nicola-Frank Vachon

Nous avions rendez-vous avec un ovni. Les aiguilles et l’opium: pièce autobiographique au titre profondément attirant s’il en est, qui fut créée par le grand Robert Lepage en 1991. Il en a d’abord assuré lui-même l’interprétation avant d’en léguer le flambeau au non moins gigantesque Marc Labrèche, il y a de cela une vingtaine d’année déjà.

Flottant au-dessus de la scène obscure, un immense cube suspendu penché sur nous. Ouvert à l’avant et sur le dessus, l’objet tourne lentement sur lui-même et en son cœur, la vie va prendre place. Les acteurs y entrent et en ressortent tout en souplesse et en douceur en plongeant à travers multiples trappes aménagées à même les faces de ce gigantesque prisme, devenant tantôt lits, tantôt portes ou fenêtres, au gré de la houle des scènes et des décors.

Époques et étoiles s’y voient projetées dans un jeu grandiose à la frontière du cirque et du cinéma 3D où les interprètes, tels des acrobates, glissent somptueusement sur les faces en mouvement avant d’être hissés vers le ciel par des harnais. Les yeux écarquillés.

Robert (Labrèche) est à Paris pour le travail. Logeant dans une chambre glauque, il jongle avec son désarroi, englué dans une peine d’amour qui le tue. Ses mornes songes s’y voient hantés par le fantôme d’un jeune Miles Davis (impressionnant Wellesley Robertson III) qui quarante ans auparavant allait visiter sa Juliette dans cette même chambre et qui, alors forcé de repartir en Amérique, sombrera lui aussi dans un asphyxiant chagrin.

opium
Crédit photo: Nicola-Frank Vachon

Alors en pleine ascension, on voit Davis sombrer lourdement dans l’abîme, pawnant son instrument pour un fix de plus. Surprenamment athlétique, Robertson embrasse à pleine bouche la scène mouvante, s’y laissant glissé et déboulé comme emporté dans la tourmente de son tortueux déclin. Éloquent.

Labrèche se fait aussi poète en interprétant au détour un autre spectre de cette même chambre, le français Jean Cocteau, alors au cœur de profondes réflexions sur l’Art et ce qu’en font les autres.

Cocteau l’opiomane, porté par un Labrèche exaspéré et caricaturale, se pointe à travers la nuit de Robert ça et là dans de grandes envolées lyriques, mais malgré tout on a peine à réellement touché ses plaies, celles qu’il traînera avec lui toute sa vie durant. Il nous fait rire souvent, pincé, pimbêche, mais jamais il ne nous émeut. Pas plus que Robert d’ailleurs, qui, alors au cœur d’une crise dont le tragique devrait atteindre ses bas-fonds, nous fait davantage sourire que pleurer. Il s’en remettra, c’est clair.

Les aiguilles et l’opium donc, magistrale, visuellement saisissante mais dont la grandeur scénique éclipse parfois un peu l’humanité. Tout de même, une beauté.