L’idée de pouvoir tout bonnement s’assoir, se croiser les bras et yeuter indiscrètement la grande Céline Bonnier se métamorphoser en Blanche Dubois est venu me piquer au vif dès le départ. Il y avait là une des plus grandes comédiennes du Québec, si ce n’est la plus grande, qui s’apprètait à jouer l’un des rôles les plus complexes du théâtre contemporain et comme ça, juste comme ça, on pouvait librement s’installer devant elle et se laisser porter par la force de son aura. Ça ne pouvait être que magnifique. J’allais adorer, j’en étais sûr. Mais je n’avais pas prévu ça.
Elle me hante encore.
Blanche, la femme en équilibre, anxieuse à en exploser, mais qui garde tout ça pris dans ses entrailles. Blanche, entremêlée entre gentils mensonges et souvenirs distordues qu’elle en vient elle-même à croire. Une femme dont l’âme souffre d’une terrible douleur mais qui se refuse à s’admettre vaincue par la fatalité, qui s’invente une autre elle, imbibée d’éther et de fumée laiteuse. Blanche qui veut transcender la mort, mais qui perd un peu plus de terrain à chacune de ses acides gorgées.
Le récit est planté dans les bas-fonds d’une Nouvelle-Orléans suintante et crasseuse, quelque part au milieu du siècle dernier. Stella (Magalie Lépine-Blondeau), une jeune femme de la haute ayant déserté ses bourgeois il y a un bail, y vit avec Stanley , son mari ouvrier, passioné et violent (Patrick Hivon). Leur modeste deux-pièces est éparpillé sur la scène, un bain au fond, une toilette, une table sale, un lit défait… Et leur quotidien s’écoule au fond de cette gigantesque boîte, encadrée par de hautes murailles de palettes de bois placardées. Faible lumière de par-derrière les planches. Bien glauque est cette boîte.
Un jour, Blanche s’y pointe et s’y attarde, chambardant complètement la vie de sa soeur. Les envies et les peurs du trio s’entrechoquent et se déchirent sous les yeux amusés de l’auteur lui-même, Tenessee Williams (Dany Boudreault), attablé à sa machine dans un coin, un sourire narquois lui déchirant le visage. Il tire lentement sur sa cigarette et les scrute, attentif et s’esclaffe, éclate de rire à la vue de leur maladresse, de leur douleur, se rit de leur misère. Pauvres mortels. Tels des pantins qu’il fait aller dans un sens ou dans l’autre, avant de faire pause et de se glisser entre eux, les tâter, les caresser en masturbant son intellect sur ses humains rêvés à mesure qu’il tappe leur funeste destin.
Un tramway c’est une histoire désastreuse de catastrophe émotionnelle. Bonnier incarnant parfaitement la descente aux enfers d’une femme dont l’armure psychologique bâtie sur les pierres de l’illusion et des enflures de l’orgueil, tombe en pièce devant la vérité crue et charnelle du mari de sa soeur, dont on apprécie l’humour grossier au départ mais qui finit par fatiguer. Les autres interprètes sont forts et donnent tout ce qu’ils ont pour traverser la barrière de la pudeur et laisser couler leur salive et leur sang sur les planches, mais au final, Blanche est seule dans cette boîte et c’est quand enfin, elle revient au centre pour saluer la foule qu’on comprend l’ampleur de ce qu’elle vient de nous offrir et ça nous laisse sans voix. Chapeau Céline.
En représentation à l’Espace Go jusqu’au 13 février. Le peu de billets qui reste est ici: https://billetterie.espacego.com/dates.aspx?codeEvent=P062015-2016