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Une Québécoise chez les Turcs. Pourquoi j’habite en Turquie? Ou Ai-je perdu la tête?

Droits réservés : Mélanie Pouliot
Crédit photo : Mélanie Pouliot

Je l’ai dit et redit, pour moi, s’expatrier signifie perdre mes repères, me mettre au défi, et même m’oublier. Après deux ans j’en peux plus de répondre à la sempiternelle question: Oui, mais, POURQUOI la Turquie? Après deux ans, la question qui s’impose est plutôt pourquoi y demeurer, m’y installer, m’y ancrer?

Cet environnement si différent dans lequel je vis me fascine et me rebutte à la fois. Sachant pertinemment qu’une vie “meilleure” est possible dans “mon pays”, du moins côté boulot, finance, couverture sociale… Quoique j’en doute de plus en plus en me fiant aux nouvelles provenant du Québec.

Régulièrement, quotidiennement, constamment, je m’interroge sur le sens de la vie, ma vie, et particulièrement sur le sens de la vie des gens d’ici.

Pourquoi demeurer, m’ancrer dans un pays où les horaires de travail signifient passer sa vie au travail? 12 heures par jour; un minimum. 7 jours par semaine, 6 jours pour les chanceux ou les téméraires qui ont su négocier, et oh, comble de bonheur (du moins selon nos paramètres sociétaux), 5 jours par semaine pour certains diplômés universitaires. Souvent pour un salaire de misère qui couvre à peine les dépenses de base.

Pourquoi habiter, m’installer dans un pays où les dites conditions de travail sont pour plusieurs exécrables? Sans contrat de travail officiel, sans protection sociale… Dans un système hiérarchique qui me fait enrager. Où des hommes et des femmes se font traiter comme des moins que rien par leurs patrons, leurs subalternes, leurs collègues, leurs clients.

Pourquoi vivre, m’incruster dans un pays où les rapports hommes-femmes sont aux antipodes de tout ce que je connais? Ces rapports sont-ils égalitaires? Là n’est pas la question. La définition de l’égalité n’est pas la même pour tous. Modelée par le bagage culturel, la famille, l’éducation, la religion. Au final, il s’agit surtout de rapports profondément différents qui souvent me déroutent.

Pourquoi habiter dans une société, un monde, qui me rappelle à chaque instant que je suis une femme? Où le vendeur de pain m’aime trop. Où le livreur d’eau tente inévitablement de me caresser la main en prenant mon argent. Où le marchand d’épices au coin de la rue me fait des clins d’oeil. Où mon instructeur de boxe me demande mon numéro WhatsApp.

Vraiment, sincèrement, profondément, je déteste ça!! Je me sens offensée, non respectée. Je regarde autour de moi et je vois bien que les femmes turques n’ont pas droit à ce traitement. Certains me disent que je suis trop amicale, trop nazik (gentille), tellement, tellement, trop “Canadienne”.

Pourquoi m’établir dans un pays où les hommes au pouvoir recommandent aux femmes de ne pas rire en public (sans blague)? Relèguent les femmes à la maison après le mariage. Ne permettent pas aux hommes et aux femmes non mariés de cohabiter. Qui concoivent les femmes comme étant avant tout des mères. Les mères d’un enfant. Non ça ne suffit pas!!! De deux enfants. Hmmm, vous pouvez faire mieux. De trois enfants. Alors, oui, voilà la meilleure façon d’assurer la prospérité de ce beau pays.

Pourquoi vivre et demeurer dans un pays laïque et démocratique, de moins en moins laïque et démocratique? Un pays dont le gouvernement autorise maintenant le port du voile sur les bancs de l’école dès l’âge de 10 ans. Qui réintroduit l’enseignement religieux dans les écoles, de même que l’enseignement de la langue ottomane (la langue utilisée avant la création de la Turquie). Qui contrôle les médias, le secteur judiciaire. Un pays où la liberté d’expression devient l’exception.

Pourquoi alors demeurer dans ce pays?

Il n’y a pas d’explications rationnelles.

Néanmoins, je comprends de plus en plus l’environnement dans lequel je vis. Mais comprendre ne signifie pas accepter. Ne pas accepter ne signifie pas rejetter en bloc. Le vrai défi est de reconnaître et de poser ses limites et surtout d’en prendre et d’en laisser.

Ce pays, la Turquie, et plus particulièrement cette ville, Istanbul, devient de plus en plus mon chez-moi. J’ai choisi d’y vivre, de m’y établir. Mais au fond de moi, et pas juste au fond, je suis toujours aussi Québécoise. Une femme québécoise vivant chez les Turcs. Et voilà le véritable défi.