BloguesOn s'éloigne

J’y pense et puis j’oublie

J’adore cette chanson de Jacques Dutronc que j’écoute de temps à autre pour me mettre de bonne humeur. Derrière ses allures légères et cette mélodie qui nous fait hocher la tête, cette chanson a quelque chose qui traverse le temps. Oui, Et moi et moi et moi est plus actuelle que jamais, bien qu’elle ait été écrite en 1966. Au-delà de la mélodie, il y a derrière ces paroles la politically incorrect vérité que M. Dutronc tentait de communiquer : fondamentalement, on s’en fout. Du moins, la majorité bourgeoise. Ou la majorité tout court.

Les ateliers textiles du Rana Plaza au Bengladesh embauchaient plus de deux mille travailleurs qui confectionnaient de jolis et abordables vêtements pour nous, chers occidentaux. Des vêtements abordables nous permettant de sauver un peu de fric via des marques telles Wal-Mart, Joe Fresh, The Children Place et blablabla.  L’industrie textile au Bengladesh est importante avec 3,6 millions d’ouvriers travaillant dans la confection de vêtements que nous achetons chez de nombreux détaillants québécois.

Au fait, qui a-t-il de mal à sauver quelques dollars sur des marques abordables? Absolument rien. C’est la vie, c’est la vie.

La semaine dernière, lorsque le bâtiment du Rana Plaza s’est effondré après que des ouvriers « ait été forcés » d’y pénétrer malgré les fissures et les signes clairs d’un problème de fondation, la planète en entier (ou presque) a sourcillé et exprimé un visage sombre devant les nouvelles du soir : « Merde, c’est épouvantable, 300 personnes perdant la vie en travaillant humblement. Ça n’a aucun sens… »

Et puis quoi? Et puis rien. Mais bon, on s’éloigne de Dutronc.

Neuf cent millions de crève la faim

Et moi, et moi, et moi

Avec mon régime végétarien

Et tout le whisky que je m’envoie

J’y pense et puis j’oublie

C’est la vie, c’est la vie.

L’impasse du conflit syrien, qui a fait plus de soixante-dix mille morts à ce jour, ne semble pas s’améliorer. Soixante-dix mille personnes, c’est la population de Drummondville en 2009.

Mais bon.

La Syrie et son conflit complexe font les nouvelles du soir depuis un temps et, souvent, une grande partie de notre magnifique société se désole momentanément devant cette brutalité et cette absence d’espoir : « Quelle tristesse pour ces gens de souffrir autant et de ne pas avoir de vie… ». Lorsque les services américains du renseignement ont conclu la semaine dernière que le gouvernement syrien aurait utilisé à deux reprises des armes chimiques (un acte criminel au point de vue international) contre les rebelles, la même majorité a sourcillé et s’est exclamé : « Mon dieu, que c’est dégueulasse, Bachar Al-Assad est épouvantable… ». En effet, il est épouvantable, il utilise des armes chimiques. Et soit dit-en passant, il a aussi anéanti la ville de Drummondville.

Et puis quoi? Et puis rien. Mais bon, on s’éloigne de Dutronc, encore une fois.

Sept cent millions de Chinois

Et moi, et moi, et moi

Avec ma vie, mon petit chez-moi

Mon mal de tête, mon point au foie

J’y pense et puis j’oublie

C’est la vie, c’est la vie.

Nous ne sommes pas coupables. C’est la vie, après tout. C’est la vie. Nous avons le droit d’acheter ce qui convient à notre vie, sans plonger dans la culpabilité du sort du Bengladesh. Nous avons le droit de vivre, vivre dans nos malheurs et nos bonheurs, vivre, simplement, sans ressentir la douleur du peuple syrien. Nous ne sommes pas responsables, il faut se le dire, ni l’Occident ni les gens qui le peuplent. Il est délicat de porter un jugement même si nous en avons tellement envie.

Il faut peut-être juste prendre le temps d’y penser. D’y penser, vraiment.

Et de ne pas oublier.