BloguesOn s'éloigne

Livres. Et autres histoires.

Je tourne la page du magazine, je remarque à peine le titre de la page 9 – La littérature nous rend-elle meilleurs ? – et sans lire l’article, mon attention s’arrête sur ceci, en 4e colonne : « La ‘lecture profonde’, par opposition à la lecture superficielle à laquelle on se livre sur Internet, est une pratique en voie de disparition. Sa disparition mettrait en péril le développement intellectuel et émotionnel des générations qui grandissent ‘en ligne’, ainsi que la perpétuation d’une composante cruciale de notre culture : les romans, les poèmes, et autres genres littéraires (…) ». C’est l’essayiste Annie Murphy Paul qui parle.

Hum. Je relis le passage. Encore. Et encore. Et une cinquième fois.

Je salue la clarté d’opinion de Mme Murphy Paul, opinion que je partage certes, mais je ne peux m’empêcher de déposer mon magazine, signe d’un léger découragement, de prendre une gorgée de bière, et de penser : oui, nous en sommes là. Soyons réalistes tout de même. La « lecture profonde », comme la nomme Annie Murphy Paul, est comme le tigre du Bengale : on veut bien le protéger, la « collectivité » souhaiterait bien sa survie d’une certaine façon, mais bon on s’en fout un peu aussi, on laisse le soin à quelques groupes isolés et plutôt marginalisés de tout faire pour qu’il survive, et bon, au fond, on se doute bien qu’il disparaîtra un jour ou l’autre.

Le tigre du Bengale est une espèce menacée et les efforts réels ne sont pas vraiment investis – collectivement – pour le sauver. Ils le sont en surface, bien sûr, pour l’image, mais en profondeur, on peut en douter. Un tigre, un livre, même destinée, pourquoi pas.

Oui, lire c’est bien, mais je manque de temps. Je lis surtout pendant mes vacances. En effet. Le temps. Ce cher temps. Le rush de la semaine. Les courses du week-end. Les angoisses du soir. Les petites préparations obligatoires du lendemain. Les émissions télévisées que l’on ne veut pas manquer. Non mais comment pourrais-je trouver 30 minutes un soir de semaine pour me plonger dans une histoire qui raconte une autre vie ou fait voyager l’esprit l’instant d’un moment ?

La lecture – celle d’un bouquin on s’entend – est une libération, un exutoire, une déconnection, une inspiration, elle nous sort de ce que nous vivons au quotidien, de ce que nous sommes comme individu heureux ou malheureux, elle nous pousse, nous transporte ailleurs, pour mieux réfléchir, pour mieux se retrouver, pour mieux vivre.

Lire c’est semer quelque chose en nous.

Je ne crois pas exagérer, et il n’est pas question ici d’élitisme : la vérité est que quiconque vient de terminer un livre me donnera raison. La lecture profonde a une force que nous sous-estimons de plus en plus collectivement, nous la respectons par principe bien sûr, mais nous la laissons dériver vers sa douce disparition.

Et puis ?

Et puis rien.

Après avoir lu ce qu’Annie Murphy Paul avait à exprimer, après ma gorgée de bière, après l’inopiné vol de réflexion, je suis allé chercher dans ma bibliothèque le bouquin Pourquoi lire ? de Charles Dantzig, que j’ai lu il y a un ou deux ans. Question de me ressaisir. Question de me convaincre. Un simple essai qui fait rire et réfléchir sur cette action à la fois bénigne et bourrée de sens qu’est la lecture. « La lecture n’est pas contre la vie. Elle est la vie, une vie plus sérieuse, moins violente, moins frivole, plus durable, plus orgueilleuse, moins vaniteuse, avec souvent toutes les faiblesses de l’orgueil, la timidité, le silence, la reculade. Elle maintient, dans l’utilitarisme du monde, du détachement en faveur de la pensée. Lire ne sert à rien. C’est pour cela que c’est une grande chose. Nous lisons parce que ça ne sert à rien. » M. Dantzig exprime dans une simplicité sans prétention ce que trop peu de gens saisissent.

Oui, lire c’est bien, mais après ma journée de boulot, et tout, je suis trop fatigué. En effet. La fatigue. Cette fascinante fatigue. Manque d’énergie pour s’évader. Manque d’énergie pour se redonner de l’air. Manque d’énergie pour essayer de se perdre un peu. N’est-il pas plus simple de se taper un documentaire léger ou une émission de variété qui digère l’esprit ? Probablement.

J’ai envie de m’éloigner.

J’ai souvent cette impression – peut-être erronée – que la littérature (la lecture, les livres) est devenue ostracisée par la masse. Que c’est un truc réservé à un créneau de gens adeptes, comme s’il s’agissait d’un simple hobby comme le hot yoga ou les jeux de société. Misère. Et si nous avions oublié l’importance capitale de la lecture pour une société ? Lire n’est-il pas un exercice pour tous ? Et si nous arrêtions d’associer « lecture profonde » et « intellectualisme » un instant, juste pour voir ?

Ouverture d’esprit. Curiosité. Perspectives.

Lire nourrit nos visions du monde, bâtit des ponts avec ce que nous ne connaissons pas, ouvre des portes vers des champs que nous n’avons jamais explorés. Pour un enfant de dix ans comme pour une maman de cinquante ans, l’effet est le même : une libération d’un moment, un voyage, un exutoire, une lumière, une déconnection, une vision nouvelle de ce qui nous entoure, une inspiration. Rien de compliqué, juste ça, simplement. Bien sûr qu’il faut prendre le temps, ou plutôt faire l’effort de s’accorder un moment de lecture, et développer en quelque sorte une gymnastique de lecture… et alors? Le fruit qui en résultera sera délicieux, d’une couleur vive, plein de saveurs. Et il aura pousser sans même que vous vous en rendiez compte.

Ce que je lis en ce moment ? Taxi de Khaled Al Khamissi, petit recueil léger qui nous transporte dans une soixantaine de conversations que l’auteur a eues avec des chauffeurs de taxi du Caire juste avant la chute de Moubarak… entre humour et lucidité, j’apprends sur ce pays que je n’ai pas encore visité.

Et ce soir ? Il y a un match de la NFL que je ne veux pas manquer. Et je dois travailler sur un pitch pour mon boulot. Et mon compte de dépenses à faire. Et le lavage à terminer. Et ceci : avant ou après ou pendant, je tenterai de m’offrir cette liberté – un simple trente minutes avec quelques chauffeurs de taxi égyptiens.

Et vous ?