Amina 1980
Je devais l’embrasser comme un jeune de 20 ans devrait embrasser sa copine. Un baiser posé sur la bouche. C’était écrit, noir sur blanc, dans le scénario. Nous attendions le mot magique pour accomplir devant la caméra ce que nous savions déjà faire en intimité. Action.
Quelques instants après avoir fait l’amour pour la première fois, un jeune couple d’étudiants, devait se séparer. Un télégramme est arrivé au milieu de la nuit pour informer le jeune homme que son père est gravement malade. Il devait quitter la ville et se rendre urgemment à son village. Avant de quitter la chambre de sa copine, le jeune étudiant devait naturellement l’embrasser. Rien de plus normal.
Devant la caméra, lui, il était torse nue. Elle, en petite tenue. C’était assez pour que le spectateur devine la nature de la relation que le jeune couple venait de vivre. Pour marquer cette séparation inattendue, entre un jeune homme et une jeune femme qui venaient à peine de consommer le fruit de leur amour, un baiser s’imposait. Du moins c’est ce que moi et ma partenaire de jeu, nous avions compris à la lecture du scénario.
Telle que décrite, nous nous sommes attachés à l’aventure de cette étudiante marocaine qui tombe enceinte d’un jeune homme dont elle ne connaissait ni son adresse ni le nom de son village. Rejetée par les siens, la jeune femme devait partir à la recherche de celui à qui elle s’est offerte amoureusement. Ce n’est pas pour sauver son honneur en exigeant le mariage, encore moins pour l’accuser de viol, qu’elle a sillonné villes et villages, mais pour retrouver le père de son futur enfant. Elle avait beau se sentir femme libre et libérée, le poids des regards et des traditions lui imposait de retrouver son homme.
D’après le scénario, la seule marque d’affection que le spectateur devait retenir de cette brève relation, c’est un baiser. En 1980, un baiser dans un film marocain, ma partenaire et moi, nous en avions encore jamais vu. Conscient de l’importance de notre mission, j’avais dis à celle sur qui reposait toute la suite du tournage: « Ce film aura du succès, parce que nous aurons offert au public le plus beau baiser ».
Mais ce baiser n’aura jamais eu lieu devant la caméra. Juste après avoir dit « Action », le réalisateur a vu que mes lèvres s’approchaient dangereusement de celles de ma partenaire. « Coupez » a t-il crié. Aussitôt, en s’adressant à moi, il a ajouté « Sur le front »!
De toutes les scènes du scénario, celle du baiser avait pour moi un sens politique. Ce baiser fort symbolique allait faire éclater le tabou qui entourait la sexualité d’une certaine jeunesse marocaine. Le vent de la révolution sexuelle des années 60 et 70 en occident avait atteint une partie de cette jeunesse dont je faisais partie. Enfin, le cinéma marocain allait porter sur grand écran une part de notre réalité. Celle d’une jeunesse qui aspirait à une liberté sexuelle dans une société encore marquée par le poids des traditions. Enfin, voilà un film qui allait nous ressembler un peu.
C’est sans gêne que j’ai demandé au réalisateur, devant toute l’équipe du tournage: « Pourquoi sur le front? Est-ce que c’est ma petite copine ou c’est ma mère? ». C’était mon premier rôle devant la caméra. Ma première scène de tournage. J’avais déjà raté un premier rôle dans un autre film à cause de ma grande gueule. Cette fois, je devais donc faire profile bas. J’étais partagé entre la reconnaissance que je devais (et que je dois toujours) à ce réalisateur qui m’avait offert mon premier rôle et ce mensonge publique dont j’allais être complice.
Dans ma tête de jeune rebelle, je voyais dans ce baiser affiché sur grand écran, la revendication d’un droit et la fin d’une hypocrisie. Supprimer du tournage un détail aussi important prévu dans le scénario, pour moi cela représentait une trahison envers tous ces jeunes dont je me suis senti soudain le digne représentant. C’est donc en leur nom que j’ai chuchoté à l’oreille du réalisateur « Je n’ai jamais embrassé ma copine sur le front. Si votre film s’avère un navet, vous en serez le seul responsable ». Aussitôt, je me suis exécuté en me promettant, de prendre ma revanche en devenant moi-même cinéaste.
Je n’oublierai jamais le petit fou rire de ma partenaire qui a suivi ce baiser énigmatique..
Le lendemain de la première du film Amina, la presse a été unanime pour confirmer ma prédiction…
De mon côté, avec le soutien moral de ma partenaire de jeu, je me suis mis à l’écriture d’un scénario en m’inspirant du baiser interdit. Avec toute l’inconscience dont je pouvais être capable à 20 ans, j’avais cru pouvoir réaliser un long métrage sur la sexualité d’une certaine jeunesse marocaine. Le baiser interdit devant la caméra devait être le point de départ d’un questionnement sur le tabou qui entoure cette sexualité tiraillée entre libération et archaïsme.
« L’histoire d’un baiser » n’a jamais eu lieu. J’étais trop jeune, sans formation, sans expérience, dans un pays ou réaliser un film était un acte d’héroïsme. En 1980, d’après la filmographie marocaine, Amina était le quinzième long métrage de fiction de toute l’histoire du cinéma marocain. Avec le recul, je me dis aujourd’hui que ce film devait avoir lieu pour que d’autres films plus audacieux, connaissent le jour.
32 ans plus tard, le cinéma marocain a beaucoup évolué. Fort heureusement, dans la vingtaine de films réalisés à chaque année, malgré la persistance des tabous, y en a pour tous les goûts, pour toutes les réalités, pour tous les budgets et de toutes les qualités.
J’attendais celui ou celle qui fera un film pour relater la tragédie d’Amina Filali.. C’est fait! Il s’appelle Mahmoud Frites.
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Amina! Le baiser de la mort..
Cette jeune fille de 16 ans, issue d’un village au nord du pays, s’est suicidée le 10 mars 2012 suite à son mariage, forcé par sa famille, avec son violeur. Malheureusement, le drame d’Amina Filali n’est pas unique. Il serait peut-être passé inaperçu si la parole des marocains n’avait pas connu, avec le printemps arabe, une plus grande libération depuis ce 20 février 2011.
Pour la première fois, tout le pays avait été mobilisé pour revendiquer l’abrogation de l’article 475 du code pénal qui pardonne le crime d’un violeur du moment qu’il accepte de marier la femme violée.
Malgré un gouvernement dont le tiers des ministres sont islamistes et franchement conservateurs, les marocains se sont montrés prêts pour une plus grande évolution. D’ailleurs, c’est avec stupéfaction que beaucoup de jeunes marocains apprenaient l’existence de l‘article 475. Ils prenaient conscience, par la même occasion, qu’un tel article représente purement et simplement une invitation au viol.
En 2003, la nouvelle moudawana (code de la famille), conçue sous l’égide du roi Mohammed VI, représentait un grand progrès pour les femmes au Maroc. La Constitution adoptée en juillet 2011 dans le contexte du Printemps arabe prévoit l’égalité des sexes et bannit « toute discrimination ». Le drame d’Amina Filali est venu nous rappeler le paradoxe de la société marocaine. À savoir que la dignité des femmes au Maroc ne sera pas reconnue aussi longtemps que l’article 475 n’est pas aboli. Aussi longtemps que les violeurs, au Maroc, peuvent agir dans l’impunité.
Un autre cas de suicide a été souligné deux semaine après celui d‘Amina Filali. Le 26 mars 2012, Asmaâ Alkastite de Chaouen s’est donnée la mort parce qu’un an plutôt, elle aurait été violée par un marocain vivant en Espagne. Dans son cas, sa famille aurait refusé la demande de mariage quelques jours avant le suicide.
Au sud du pays, on a souligné, quelque temps après le suicide d’Amina Filali, qu’une jeune femme handicapée avait été violemment battue et violée par son agresseur après avoir détourné sa chaise roulante vers un boisé, à l’abri des regards.
Depuis le drame d’Amina, les viols au Maroc ne passent plus inaperçus. Devant l’ampleur de l’indignation, le gouvernement marocain, malgré la domination des islamistes, n’avait plus le choix. Il a fini par écouter la voix du peuple, particulièrement celles des femmes qui ont manifesté durant des jours, devant le parlement à Rabat. L’affaire Amina Filali a fait l’objet de plusieurs reportages et articles, en dehors du pays, sur l’archaïsme qui caractérise certaines lois marocaines. La moudawana de 2003 perdait tout son sens avec un tel article.
Enfin, le 21 janvier 2013, le gouvernement islamiste a apporté son soutien à une proposition de loi visant à abroger l’article 475. Dans un communiqué, le ministère de la Justice avait annoncé qu’il soutenait une proposition de loi de membres de la chambre des conseillers (chambre haute) prévoyant la suppression de l’article qui accorde au violeur la possibilité d’épouser sa victime. Le ministère de la justice serait même prêt à aller plus loin que la seule abrogation tant réclamée. Il serait prêt à durcir les peines encourues jusqu’à 30 ans de prison, contre cinq ans actuellement.
L’abrogation de l’article 475 s’inscrit dans un mouvement de contestation sans précédent qui a secoué tous les pays arabes. Ne pas céder à la pression du mouvement des femmes pour abroger l’article 475 pouvait porter gravement atteinte au cœur même du régime.
L’article 475 sera aboli. C’est une victoire pour le mouvement des femmes au Maroc. Cependant, cela ne devrait pas nous faire oublier que l’enfer de ces jeunes filles violées au Maroc, en dit long sur la misère sexuelle d’une certaine jeunesse marocaine. Il en dit aussi sur l’emprise de certaines valeurs religieuses et archaïques sur les mentalités. Si dans les parties rurales du pays l’honneur d’une fille se réduit à la conservation de sa virginité jusqu’au mariage, dans les villes, il n’est pas rare que celles qui ont perdu leur « honneur » s’adonnent à la prostitution.
La sexualité des jeunes au Maroc (mais aussi dans beaucoup de pays arabo-musulmans) souffre d’une absurdité que l’article 475 illustrait très bien. La mentalité veut qu’on tolère la sexualité des hommes (avant et hors mariage), mais interdit totalement celle des femmes. Forcément, ces dernières portent le poids d’un tel fardeau en y laissant souvent leur peau.
475 sera aboli, mais le plus dur à changer est dans la tête de millions de marocains. C’est là que la culture et l’art, dont l’art cinématographique, doivent jouer un rôle important dans l’évolution des mœurs. Au Maroc, non seulement le cinéma peut accompagner l’évolution des mentalités, il doit la susciter au risque même de choquer…
C’est fait!
Le réalisateur Mahmoud Frites n’a pas attendu des années avant de porter à l’écran l’affaire Amina Filali. « La loi ne défend pas les vièrges » qu’on peu voir sur Youtube, relate en 15 mn et 21 sec, la tragédie d’Amina tout en lançant un cri d’alarme à toute la société marocaine. Ce petit film met en scène la sauvagerie que représente le viol d’une femme et l’impuissance de sa famille sous la pression des lois et des coutumes. Avec la scène de la fin, ce film affirme son caractère militant. On réclame plus que l’abrogation d’un article de loi. On exige la libération du corps de la femme. À voir: http://www.youtube.com/watch?v=Sg1tyKoeg_A&feature=youtu.be
Dans les vingt dernières années, plusieurs cinéastes marocains dont Hakim Noury, se sont distingués par un cinéma à caractère social. On retrouve les thèmes de l’égalité et le poids des traditions dans plusieurs films de Noury. Avec le petit film de Mahmoud Frites, j’assiste à un cinéma qui nous regarde droit dans les yeux.
L’automne 2011, j’ai eu le plaisir et l’honneur d’être témoin et acteur du tournage du dernier long métrage de Mohamed Zineddine. Ce film porte aussi sur la colère d’une femme. Tout indique, qu’après trois ans de travail, Colère sera le film d’une génération.
La libération des femmes passe aussi par le changement du regard qu’on porte sur elles.
Action.
Merci M. Lofti pour ce texte nous éclairant sur cette réalité marocaine.
Merci pour ce témoignage.
Je ne suis pas une femme, mais si je l’étais, je crois bien que je vous remercierais pour dévoiler cette réalité avec laquelle doivent vivre plusieurs femmes marocaines.
Salutations,
Serge Charbonneau
Québec
Merci Mohamed Lotfi d’être bon observateur des injustices. Et merci aussi d’avoir une « grand gueule »… Ça nous permet de savoir 😉
Merci d’être bon observateur de l’injustice. Merci aussi d’avoir une » grande gueule « . On en bénéficie tous 😉
Stéphanie, Montréal