La libération de Mandela par le régime d’apartheid en 1990 répondait à une extrême urgence. Sauver un pays en proie à toutes les violence et toutes les vengeances. Un seul homme pouvait le faire. Le libérer était devenue une question de vie ou de mort, particulièrement pour la minorité blanche du pays. Par son discours profondément humaniste, Madiba a obligé les 30 partis politiques de tenir compte d’un seul intérêt, le vivre ensemble.
Les 27 années de prison auraient pu le casser, le overdoser d’amertume et d’un goût immodéré pour la vengeance. Il en est sorti plus grand, plus sage et plus lumineux que lorsqu’il y est entré. Le peuple victime des horreurs de l’apartheid, qui n’attendaient qu’un signe pour jeter les blancs à la mer, a été orienté par Mandela vers une autre option. Faire la paix.
Le génie de Mandela repose aussi sur le fait qu’il a su déjouer ceux qui voulait tirer profit de son immense notoriété. Il ne s’est pas contenté de calmer les tensions qui dominaient partout au pays à sa libération. Il a appelé les noirs à faire de leurs ennemis blancs d’hier des associés. Les blancs avaient beau être racistes, méchants et inhumains, ils n’étaient pas moins nécessaires à la reconstruction du pays. Ils n’étaient pas moins du même pays.
Pour rétablir la paix, aucune arme plus redoutable ne pouvait y arriver que celle du pardon. Par son autorité morale, Mandela a redéfini les règles des rapports de force. Il a imposé une commission pour évacuer les rancœurs des cœurs affligés.
Si la chute du mur de Berlin a changé la configuration des rapports de force dans le monde, Mandela est celui qui a su le mieux en faire une formidable occasion pour réconcilier l’irréconciliable.
Ils sont très rares dans l’histoire de l’humanité ceux qui ont réussi un tel exploit. Ces années de réflexion, de méditation et de lecture en prison ne sont pas étrangères à cette maturité et cette absence de haine chez Mandela.
Le système qui l’a traité de terroriste et condamné à la prison à vie est le même qui l’a libéré pour ensuite faire appel à lui en tant que sauveur.
C’est ainsi que Mandela a fait l’histoire.
Mais avant de faire l’histoire, Mandela a été fait par elle.
Une histoire complexe que les historiens cerneront mieux que moi. Mais j’ai envie de m’arrêter sur un petit point de l’histoire du 20me siècle qui a probablement joué un rôle dans la métamorphose de Mandela.
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En 1948, l’apartheid est officialisé par le Premier ministre de l’Afrique du sud Daniel Malan.
Cette année, Mandela a 30 ans.
Il vient d’adhérer à une branche radicale de l’ANC, la Ligue de jeunesse.
Cette même année, les pays vainqueurs de la deuxième guerre mondiale ont rédigé la Déclaration universelle des droits de l’Homme.
En appuyant la naissance de l’État d’Israël, la même année, et en ne dénonçant pas l’officialisation du régime d’apartheid, ces même pays ont trahi l’esprit de la Déclaration, en particulier son premier article qui stipule que « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ».
Le 10 décembre 1948, l’Afrique du sud fait partie des huit pays qui se sont absentés le jour du vote.
Les nombreuses résolutions et tous les embargos économiques de l’ONU votées contre l’apartheid depuis 1950 (avec la résolution 395) n’ont eu l’effet attendu qu’à très long terme.
En réalité cette Déclaration était destinée à rassurer une opinion publique meurtrie par la deuxième guerre et le nazisme. Mais si le nazisme a fait des ravages en Europe en quelques années, le racisme et le colonialisme en a fait tout autant ailleurs dans le monde et ce durant des siècles.
C’est donc avec beaucoup d’enthousiasme que beaucoup de combattants de la liberté des années 40, ont accueillis l’avènement de cette déclaration. Même si elle n’avait aucune portée juridique, elle ne pouvait mieux tomber. Comme Mandela, des milliers d’hommes et de femmes ont trouvé dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme le reflet de leur idéal et de leurs revendications.
C’est ainsi que les Mandela, les Lumumba, les Ben Barka et les Sankara du monde se sont appropriés les principes fondamentaux de la déclaration, en particulier son premier article. Ils lui ont donné un sens en l’intégrant dans leurs discours et dans leurs actions.
Mais, guerre froide oblige, pour les pays occidentaux, la Déclaration est devenue plutôt un outil politique de lutte contre le communisme. Le jour même du vote, à Washington, on a entamé des pourparlers pour négocier l’accord de défense qui donnera naissance, dès 1949, à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN).
Si les grands leaders des mouvements de libérations des années 40 se sentaient en phase avec l’esprit de la Déclaration Universelle des droits de l’homme, leurs orientations idéologiques et politiques étaient plutôt de tendances communistes. Un choix dicté essentiellement par le fait que le colonialisme et le racisme n’étaient pas d’inspiration communiste. Aussi parce que le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, qu’on retrouve dans la charte de l’ONU de 1945, s’est avéré purement théorique concernant les pays colonisés.
Tous les combattants de la liberté ont payé cher d’avoir choisi le mauvais camp. Beaucoup ont payé de leur vie d’avoir osé prendre à la lettre les termes de la déclaration en matière d’égalité et de dignité de la personne. En prônant la lutte de libération par tous les moyens y compris la lutte armée si nécessaire et en affichant leur appartenance au communisme, ces leaders, dont Mandela faisait partie, ont été présentés à l’opinion publique occidentale comme des terroristes.
Aussitôt après son emprisonnement en 1964, Mandela a compris que la connotation terroriste prêtée à son combat ne pouvait pas servir sa cause. Pour lui, il ne suffisait pas de gagner le cœur des siens. Pour mettre fin à l’apartheid, il fallait gagner aussi l’opinion publique occidentale, voire internationale. Il ne pouvait le faire qu’avec un discours pacifiste. Un discours profondément humaniste. « Pour faire la paix avec un ennemi, on doit travailler avec cet ennemi, et cet ennemi devient votre associé ». « Je ne suis pas vraiment libre si je prive quelqu’un d’autre de sa liberté. L’opprimé et l’oppresseur sont tous deux dépossédés de leur humanité ».
C’est cette approche presque pédagogique qui a lentement, mais sûrement, changé complétement l’image de Mandela. Tout en restant fidèle à leur mémoire, il a su tirer des grandes leçons des mauvaises expériences de ses camarades.
Le discours pacifiste de Mandela a trouvé un grand écho d’abord chez les artistes et les intellectuels en occident. C’est ainsi qu’en 1986 est apparu, chez Gallimard, à l’initiative de Jacques Derida, «Pour Nelson Mandela» dans lequel quinze écrivains de réputation mondiale ont rédigé des textes pour saluer le combat légitime d’un pacifiste aussi grand que Gandhi.
Devant ce changement dans l’opinion occidentale en faveur de la cause de Mandela, les gouvernements occidentaux n’avaient d’autres choix que de suivre. C’est ainsi que les sanctions économiques contre le régime d’apartheid ont été prises. Mandela avait atteint une telle popularité en occident que la Reine Élisabeth II est sortie de sa réserve pour obliger Margaret Thatcher à rejoindre le mouvement des sanctions entrepris par les pays du Commonwealth.
Contre l’avis de la direction de l’ANC, Mandela a rencontré Thatcher aussitôt après sa libération en avril 1990. Il savait ce qu’il faisait.
De prisonnier à président, Mandela a fait fait basculer son destin et celui de tous les sud-africains dans le camp de la paix.
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Quelqu’un a dit que l’œuvre de Mandela est à ce point immense qu’elle équivaut à l’unification d’Israël, de la Ci-Jordanie et de Gaza en un seul territoire national.
Marwan Barghouti, est considéré comme le Mandela palestinien. Comme lui, il défend une paix fondée sur le droit international. Il a accumulé plus de deux décennies dans les prisons israéliennes. Pour quand les pressions de la communauté internationale pour exiger sa libération ?
De sa cellule, Barghouti a réagit la mort de Mandela:
« Notre liberté semble possible parce que vous avez obtenu la vôtre ».
Toutes les histoires de conflits dans le monde sont différentes, mais toutes ces histoires se déroulent sur terre et obéissent à certaines conditions communes dont celles de la domination des uns sur les autres. Le combat contre la tyrannie des dominants est gagné généralement par les armes. Mais quelques exceptions historiques démontrent qu’il est possible de la gagner autrement. À nous de faire de l’exception, une règle en osant envisager l’impossible..
Le meilleur hommage qu’on puisse rendre à Mandela c’est d’être digne de son héritage. Aussi émouvants soient-ils, les beaux discours ne suffisent pas. Les zones de guerres et d’apartheid dans le monde attendent des actions pour déclencher des processus de réconciliations et de pardon.
Si cela a été possible dans le pays de Mandela, j’ose croire que cela est possible partout..
Voici un lien intéressant à propos de Nelson Mandela, qui met en lumière plusieurs des éléments que vous mentionnez, mais qui permet aussi de douter de son « communisme » Il s’agit du texte intégral de sa défense à son procès en 1964. http://www.theguardian.com/world/2007/apr/23/nelsonmandela1
On peut y lire, entre autres, l’extrait suivant:
« Another of the allegations made by the state is that the aims and objects of the ANC and the Communist party are the same. I wish to deal with this and with my own political position, because I must assume that the state may try to argue from certain exhibits that I tried to introduce Marxism into the ANC. The allegation as to the ANC is false. This is an old allegation which was disproved at the treason trial and which has again reared its head. But since the allegation has been made again, I shall deal with it as well as with the relationship between the ANC and the Communist party and Umkhonto and that party.
The ideological creed of the ANC is, and always has been, the creed of African nationalism. It is not the concept of African nationalism expressed in the cry, ‘drive the white man into the sea.’ The African nationalism for which the ANC stands is the concept of freedom and fulfilment for the African people in their own land. The most important political document ever adopted by the ANC is the ‘freedom charter.’ It is by no means a blueprint for a socialist state. It calls for redistribution, but not nationalisation, of land; it provides for nationalisation of mines, banks, and monopoly industry, because big monopolies are owned by one race only, and without such nationalisation racial domination would be perpetuated despite the spread of political power. It would be a hollow gesture to repeal the gold law prohibitions against Africans when all gold mines are owned by European companies. In this respect the ANC’s policy corresponds with the old policy of the present Nationalist party which, for many years, had as part of its programme the nationalisation of the gold mines which, at that time, were controlled by foreign capital. Under the freedom charter, nationalisation would take place in an economy based on private enterprise. The realisation of the freedom charter would open up fresh fields for a prosperous African population of all classes, including the middle class. The ANC has never at any period of its history advocated a revolutionary change in the economic structure of the country, nor has it, to the best of my recollection, ever condemned capitalist society.
As far as the Communist party is concerned, and if I understand its policy correctly, it stands for the establishment of a state based on the principles of Marxism. Although it is prepared to work for the freedom charter, as a short term solution to the problems created by white supremacy, it regards the Freedom Charter as the beginning, and not the end, of its program.
The ANC, unlike the Communist party, admitted Africans only as members. Its chief goal was, and is, for the African people to win unity and full political rights. The Communist party’s main aim, on the other hand, was to remove the capitalists and to replace them with a working-class government. The Communist party sought to emphasise class distinctions whilst the ANC seeks to harmonise them. This is a vital distinction.
It is true that there has often been close cooperation between the ANC and the Communist party. But cooperation is merely proof of a common goal – in this case the removal of white supremacy – and is not proof of a complete community of interests.
The history of the world is full of similar examples. Perhaps the most striking illustration is to be found in the cooperation between Great Britain, the United States of America, and the Soviet Union in the fight against Hitler. Nobody but Hitler would have dared to suggest that such cooperation turned Churchill or Roosevelt into communists or communist tools, or that Britain and America were working to bring about a communist world. »
Forcé de recourir à la lutte armée, après avoir longtemps fait preuve de pacifisme, et loin d’être un « communiste » convaincu…
Pendant ce temps, nous avons des politiciens ici qui se réclament de Thomas Jefferson… misère.
C’est sans doute une belle coïncidence, mais cette cérémonie en hommage à Mandela est tombée le jour du 65e anniversaire de l’adoption de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. « Fitting » comme le diraient les Anglais… 😉