Mon père avait un sens de l’humour qui faisait son charme et sa force.
Alors que j’avais 11 ans, il m’a amené pour la première fois visiter la ville de nos ancêtres, Fès.
Il était une heure du matin lorsque nous sommes arrivés au portes de la vieille médina. Les ruelles de Fès étaient à nous. J’ai eu droit à une inoubliable visite guidée.
D’une ruelle à l’autre, d’un quartier à l’autre, mon père me racontait Fès. Son histoire, ses rois, ses « grandes familles » dont apparemment je faisais partie..!
« Ici, ta grand-mère a vécu des années dans une petite chambre », « Là, j’ai été arrêté par les français en 53.. » et « Dans cette ruelle, le roi mérinide a couru les pieds nus. Il venait de faire un rêve dans lequel le prophète lui ordonnait de courir pour accueillir ton ancêtre qui avait fui l’Irak… Paniqué, le roi s’est exécuté en oubliant de mettre ses souliers. Voilà pourquoi elle s’appelle « La ruelle des nus-pieds ».
Amusé de l’anecdote, je riais en imaginant un ancien roi du Maroc en train de courir dans cette ruelle sombre et étroite avec toute sa suite accompagnée d’une population alertée de la sortie nocturne et royale.
Je les voyais tous, pieds nus.. Je les entendais crier « Vive le roi ». Je les scrutais dans leurs habits d’époque. Fès était à moi tout seul cette nuit là.
« Tu ris, mais c’est le moment d’enlever nos chaussures.. C’est la tradition dans cette ruelle.. ». Soudain, je me suis senti comme un touriste obligé de respecter les traditions d’un pays étranger. Au moment de me pencher pour dénouer les lacets, mon père a éclaté de rire et moi aussi…
Le reste du chemin s’est déroulé sous les descriptions détaillées de cette ville unique au monde. Mon père la connaissait comme lui-même. « Tu vois cette porte, elle est toujours jaune.. C’est la seule porte jaune à Fès ».
« Tu vois cette ruelle, elle amène tout droit vers une tombe. Demain, je t’amènerai la visiter. Elle abrite le deuxième roi du royaume et le véritable fondateur de l’État marocain, il y a 12 siècles. Tu aimeras les couleurs or qui dominent son mausolée ».
Un petit détail. Mon père était aveugle. Il l’était seulement depuis deux ans.
Mais pour ma première visite dans la ville de mes ancêtres, mon père a décidé d’ouvrir les yeux pour me conduire jusqu’à cette porte derrière laquelle une grande maison andalouse, une grande famille et un repas chaud nous attendaient.
Depuis, j’ai appris à enlever mes chaussures là où je me sens chez-moi. Là où mes enfants sont heureux. Au bord des mers, au bord des rivières, au bord des fleuves. Au bord des Atlantiques. Au bord des Saint-Laurents!
Repose en paix, père!
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Merci M. Lotfi pour ce témoignage en mots et en images. On s’attache à votre père même sans l’avoir connu.
Un bel hommage simple et poétique qui m’a rappelé ma grand-mère qui, elle, avait caché à tous sa cécité progressive.
Comme votre père dans les rues de Fès, elle aurait sans doute pu décrire les ruelles de la casbah d’Alger où musulmans et juifs vivaient en quasi harmonie jusqu’à ce que les aléas de l’histoire les dressent les uns contre les autres….
Il y a longtemps, j’ai écrit le texte suivant qui parle de regards, de vieillesse, du temps qui passe et des souvenirs de l’enfance.
***
Mémé
Mémé avait quatre-vingts ans, et elle avait appris l’espace autour d’elle sans que l’on s’en aperçoive…
Quand on a découvert qu’elle était aveugle, cela faisait déjà longtemps qu’elle avait tiré les rideaux de ses yeux.
Fasciné et effrayé à la fois, le gamin que j’étais regardait les fleuves bleus qui couraient à fleur de sa peau translucide et les milles rides qui creusaient la pâleur de son exil.
Elle ne comprenait pas pourquoi Paris, pourquoi la grisaille et la pluie, pourquoi les odeurs de menthe, de cumin, de coriandre étaient restées dans la casbah d’Alger.
Et pourquoi elle allait mourir sans yeux dans une ville qui ne l’avait jamais regardée.
Elle parlait du mouton de l’Aïd autant que des fêtes de Pessah, du vendeur de calentita coupé en deux par une rafale, des deux tortues abandonnées dans sa maison mauresque victimes d’une guerre dont elle ne comprenait ni les raisons ni les conséquences.
Je remontais en courant de la Place des Vosges où les arcades sentaient l’urine pour lui lire les pages bruyantes du seul livre qu’elle aimait. L’analphabète aveugle écoutait ma voix d’enfant suivre Robinson Crusoé dans les jungles de son île.
Les yeux vides tournés vers une île des tropiques, assise sur son lit, sa main froide sur mon bras, elle attendait Vendredi sans que je puisse sauter une page.
La tendre ignorance des choses de la vie ne me laissait pas prévoir que c’est un vendredi qu’elle fermerait enfin les yeux, naufragée dans une ville désertée par le bonheur, loin de sa Méditerranée, loin de sa ville blanche et des bruits de l’Afrique.
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D’elle, il ne me reste qu’une petite kippa jaune qu’elle avait faite au crochet.
Clin d’œil d’actualité : elle comprendrait sans problème que je me fasse un devoir de ne pas la porter si j’avais à enseigner ou à travailler dans la fonction publique !
Merci infiniment Charly. Touché 🙂
Puisque l’on est dans les souvenirs et la famille… je viens de tomber sur un texte qui parle d’une autre grand-mère et qui fait le lien avec l’actualité récente en France…
Je n’étais pas d’accord avec l’interdiction « de précaution » des spectacles de Dieudonné même si je trouve cet ex-humoriste talentueux… dégoûtant depuis déjà bien des années…
Voici donc la lettre écrite de la part de Jenny, née à Berlin en 1925.
https://deslettres.fr/lettre-ouverte-michael-sztanke-dieudonne-jenny-ma-grand-mere-vous-salue-bien/
[ Lettre ouverte de Michael Sztanke à Dieudonné ]