Je l’ai croisé la première fois quelques instants avant le lever du premier jour de Ramadan. Il dormait par terre, dans la rue, à l’entrée d’un garage, pas très loin de chez-moi. Je n’avais aucune idée de qui il était. J’ai souhaité le revoir réveillé et lui parler. C’est fait.
Assis au même endroit, dans une rue complètement déserte, il s’apprêtait à rompre le jeûne. Je me suis penché pour le saluer. Il m’a prié de prendre place et de me sentir à l’aise dans son salon « khoud rahtek ».
Et aussitôt, il m’a offert de partager son repas. Une soupe, du café et quelques figues fraîches. De sa poche, il a sorti son tabac en poudre (tinfi7a). Il s’est préparée une ligne qu’il a snifé aussitôt après la première gorgée de café. « Bismillah » (au nom de Dieu) a t-il dit, avant de rompre le jeune.
J’ai posé mon sac à côté de cet homme qui a le sourire de celui qui n’a plus rien à perdre.
Avant de m’assoir pour partager son repas, j’ai tenu à lui offrir un jus de son choix. L’épicier qui se trouve à quelques pas de là, m’a confirmé que la fraise est son fruit préféré. Puis il a ajouté « Les enfants de cet homme ne buvaient pas l’eau du robinet, que du minéral. Il leur a donné le meilleur. Aujourd’hui, ils ignorent que leur père couche dans la rue depuis quatre ans ». Et comment tu expliques ça ? « La fierté est sa maladie ».
Il s’appelle Hassan. Il a 86 ans et il est effectivement un homme fier. Un peu trop peut-être..
Trop fier pour dire à sa fille ou sa soeur qu’il n’a plus les moyens pour payer un loyer. Trop fier pour tendre la main aux gens et devenir un mendiant professionnel. Trop fier pour aller chez son frère sans avoir quelque chose dans les mains. Trop fier pour se laisser enfermer dans le Centre social Aïn Atiq où beaucoup de locataires sont atteints mentalement. Trop fier pour passer pour un fou.
Et c’est à cause de cette fierté, à cause de ce besoin vital de liberté et de dignité que les gens manifestent un profond respect à son égard. Hassan préfère vivre dans la rue que de se sentir dépendant de sa famille. Il ne refuse pas, cependant, que les braves gens lui donnent discrètement un peu de quoi nourrir sa journée. Mais beaucoup plus que l’argent, c’est le temps qu’on prend pour lui dire « Bonjour » qu’il apprécie le plus. À chaque passant qu’il croise, il adresse « Que Dieu vous aide ». Avant de prendre une autre gorgée de son jus préféré, Hassan me confie « J’approche bientôt les 90 ans et je ferai Ramadan jusqu’au dernier jour de ma vie ».
Hassan est né à Nador, une ville du nord. Très jeune il est arrivé à Salé où il a vécu une bonne partie de sa vie, essentiellement comme vendeur de fruits dans des baraques de bois à Bab Sebta. C’était dans les années 70, avant que le développement immobilier ne l’oblige de traverser le pont de Salé à Rabat où une autre vie l’attendait..
« J’ai travaillé dans plusieurs hammams (bains turques), d’abord au farnatchi pour chauffer l’eau et un jour, pour remplacer le kayyass (le masseur) tombé malade, j’ai appris un autre métier. J’en ai frotté des peaux. Les plus difficiles à masser et à frotter sont les plus huileuses. Ce n’est pas donné à n’importe qui de faire ce métier, mais je l’ai quitté avant qu’il ne me crève le coeur ».
Hassan a pratiqué bien d’autres métiers dont celui de videur à l’entrée d’un bar. Il a côtoyé de grands personnages de la ville dont le sultan de Balima. Celui qui a réussi à vendre les deux canons des Oudayas à des touristes français. Ils ont payé sans savoir que les deux canons sont certifiés par l’UNESCO comme patrimoine mondial. Hassan me raconte cette histoire en riant et se sent fier d’avoir côtoyé un personnage d’une telle ampleur.
La vie de Hassan est un roman. Une vie racontée sous un lampadaire, un soir de Ramadan, juste après la rupture du jeûne. Un moment ou la nostalgie a le goût de fraise.
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