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Je m’appelle Mohamed, je suis Québécois et je vous emm…!

Texte publié en 2007 dans plusieurs journaux dont le Devoir et le Soleil.

«Je m’appelle Mohamed, je suis québécois et je vous emmerde.» La dernière fois que j’ai entendu cette phrase, j’étais dans un taxi, à quelque 5000 kilomètres d’Hérouxville, dans un pays musulman.

Accompagné de mon fils, j’ai souvent pris des taxis dans ce pays et j’ai rarement échappé aux commentaires des chauffeurs qui trouvaient inconcevable que mon fils de 23 ans ne parle pas couramment l’arabe et ne connaisse pas suffisamment la religion de son père. Aux yeux de certains chauffeurs, ne pas lui apprendre l’arabe et la religion, c’était le condamner à la perdition. Quand les commentaires prenaient le ton d’un sermon, j’y mettais fin poliment: «Mieux que l’arabe ou la religion, Monsieur, j’apprends à mon fils à se mêler de ses affaires.»

Mais ce jour-là, je suis tombé sur un chauffeur pas comme les autres. Titulaire d’un doctorat en biochimie, fatigué de manifester sa revendication du droit au travail avec des centaines d’autres chômeurs hautement diplômés, il a choisi le taxi pour faire vivre sa petite famille en attendant que son pays, ou n’importe quel autre pays, lui offre le travail qui correspond à sa formation.

Cet homme n’était tellement pas comme les autres chauffeurs qu’après lui avoir confié mes petites anecdotes avec certains de ses collègues, il s’est mis à rire comme d’une blague très drôle. Il trouvait particulièrement subversif que j’emploie dans la même phrase les expressions «arabe», «religion» et «se mêler de ses affaires».

Et, comme pour m’aider à raffiner ma réplique devant d’autres sermons éventuels, il s’est mis à me proposer à la blague d’autres versions. Jamais un chauffeur de taxi ne m’avait autant fait rire. De toutes ses propositions, je me rappelle de celle-ci, qui sonnait à mes oreilles comme le refrain d’un rap. «Je m’appelle Mohamed, je suis québécois et je vous emmerde!»

Il n’y a pas longtemps, au Québec cette fois-ci, je me suis trouvé devant un professeur d’université qui tenait un discours savamment ambigu sur les notions de minorité et de majorité. À partir de quand un immigrant du Québec peut-il se permettre de se sentir membre de la majorité? Pour l’aider à mieux préciser ses propos, je lui ai demandé s’il ne trouvait pas absurde, pour ne pas dire discriminatoire, qu’on désigne certains citoyens du Québec de minorités visibles. En poussant plus loin le raisonnement, j’ai demandé à quelle catégories de citoyens québécois je devais appartenir: à la minorité à moitié visible ou à la majorité à moitié invisible? Un peu confus devant mes questions, le professeur s’est contenté de répondre ceci: «Il faut bien qu’on vous désigne de quelque chose pour distinguer les différences culturelles».

À 200 kilomètres d’Hérouxville, dans un local universitaire, j’imaginais l’éclat de rire de mon ami biochimiste si j’avais utilisé sa réplique à l’endroit du prof. Elle a failli m’échapper. Mais j’ai plutôt opté pour un silence dosé d’un sourire énigmatique.

Depuis ma rencontre avec cet homme d’esprit, chauffeur de taxi et biochimiste de formation, je réprime le désir de lancer à bien des personnes, d’ici et de là-bas, la réplique dont il est l’auteur. Ce ne sont pas les occasions qui manquent. Mais de peur qu’elle soit mal comprise, mal interprétée ou récupérée médiatiquement, surtout de peur qu’elle soit dépossédée de l’humour qu’elle contient profondément, j’ai opté pour le silence. Elle résume pourtant mieux que n’importe quel discours ce que je suis devenu et ce que sont devenus la majorité de ces Québécois venus d’ailleurs. Ils n’ont pas à être inclus ou tolérés, ils sont ici et ils le restent pour le meilleur et pour le pire. Simplement.

Naturellement, ils assument leur choix de s’arracher à leurs racines. En regardant leurs enfants prendre un accent qui n’est pas le leur, tranquillement mais inévitablement, ils deviendront aussi québécois que le sont devenus tous ceux et celles qui débarquent sur cette terre depuis quatre siècles. Tôt ou tard, l’immigrant finit par arriver à la même réflexion du personnage principal du premier roman d’Abla Farhoud, Le bonheur a la queue glissante: «Mon pays, c’est là où mes enfants sont heureux».

À l’occasion de ce débat maladroit et confus sur les accommodements de «nous» autres envers «eux» autres, la réplique du biochimiste me revient chaque fois que le débat prend une nouvelle ampleur médiatique. Je me la répète, mais en lui apportant la nuance qui s’impose. Comme pour tuer à petites doses toute trace d’identité meurtrière qui sommeille en chacun de nous. Celle qui se contente d’une seule appartenance. Mon Québec à moi ne se contente plus d’une seule appartenance. Oui, je me la répète comme un rap ouvert sur demain.

Je suis arabe, je suis musulman, je suis juif, je suis chrétien, je suis africain, nord-africain, nord-américain, francophone, je suis berbère, je suis montréalais, je suis d’Hérouxville.

Je m’appelle Mohamed, je suis Québécois et je vous embrasse…