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Quand le pauvre insulte les pauvres!

 

fig4-2« Voyez dans quel état elles sont mes mains!  J’ai une famille et des enfants. Sans mes mains, impossible pour moi de travailler. Comment les nourrir autrement ? SVP, aidez-moi, puisse le Créateur, le plus grand et le plus haut, vous apporter la paix, la santé et la sérénité. Que Dieu vous protège de toute maladie incurable  ».

Mot pour mot, j’ai entendu la même réplique, du même homme, plusieurs fois déjà. Ce soir, il s’est permis un petit supplément, Ramadan oblige « Que votre patience et vos sacrifices, en ce mois béni, vous conduisent tout droit vers les portes du paradis ».  

 Une heure après la rupture du jeûne, le spectacle de la mendicité est déjà commencé. De plus en plus de mendiants ne se contentent plus de tendre la main. Ils incarnent des personnages et suivent une mise-en-scène.

« Si je te donne cher ami, ce n’est pas pour aller au paradis.  J’y suis déjà.  C’est plutôt pour ta performance, particulièrement brillante ce soir.   J’ai fais le même métier que toi, comédien, et j’ai appris à reconnaître les bonnes performances. Même le produis que tu mets dans ta main pour simuler la maladie incurable, semble ce soir plus brillant, plus efficace.  J’ai envie de pleurer en regardant tes mains. Juste un p’tit conseil cher confrère.  Si tu continues à utiliser la chaud pour maquiller tes mains, tu vas finir par les perdre vraiment. Je t’aurais averti ».

Pour quelques secondes, il ne restait de l’homme à la main blanche qu’un regard effaré et une question qu’il lança dans le vide « Vraiment ? ».

Sans attendre une réponse, mon confrère comédien s’est tourné vers la table d’à côté pour tendre la main.  Il avait oublié qu’il était déjà passé par là et que l’homme derrière le journal l’avait chassé comme un chien galeux « Tu vas me foutre la paix, non ? Allez, dégage! ».

Après l’homme à la main blanche, c’est autour de la dame en noire.

Avec son livret d’état civile en main, une femme dans la quarantaine s’est présentée à notre table. Habillée en longue djellaba noire et accompagnée de sa jeune fille qu’elle traîne derrière, elle attirait l’attention sur le nombre de ses enfants dont le livret est le témoin officiel.  Six, c’est assez pour mériter une pitié bien justifiée et quelques dirhams bien placés pour augmenter ses chances d’accéder au royaume des cieux.

« Allez-vous nous foutre la paix ? Je n’ai même pas encore digéré ma soupe ». C’est encore l’homme à la table d’à côté qui vient de hurler. Son visage est imprimé de la mission dont il semble investi: Engueuler tous les mendiants du Maroc.

Déjà avec l’homme à la main blanche, je l’avais trouvé particulièrement violent, avec la dame en noire, je le trouvais particulièrement insultant. Sans dire un mot, la dame en noire est sortie de son personnage le temps de lui lancer un doigt d’honneur en plein visage. Puis, elle a vite retrouvé son rôle en passant à la table suivante.

Aussitôt après cette scène, l’homme à la table d’à côté s’est tourné vers moi et il m’a engagé dans un dialogue surréaliste, par moment!:

  • Monsieur, dîtes-moi que je rêve. Vous avez bien vu qu’elle m’a lancé un doigt d’honneur..?
  • Avec tout mon respect, je crois que vous l’avez bien cherché.
  • Comment ça, je l’ai cherché ? Je me fais continuellement agresser par des mendiants qui font plus d’argent que moi et vous voulez que je me taise. Un moment donné. Trop, c’est trop.
  • Si tu veux me dire qu’il y a trop de mendiants au Maroc, je partage totalement votre avis.  Mais les chasser, les insulter et les mépriser comme vous l’avez fait devant moi, il existe sûrement d’autres moyens, plus intéressants, pour combattre la pauvreté.
  • À ma manière, je combats la pauvreté en refusant de donner le moindre centime à un mendiant.  Si tout le monde faisait comme moi, il y’aurait sûrement beaucoup moins de mendiants.
  • Ne pas leur donner c’est votre liberté. Mais les insulter, les mépriser comme vous l’avez fait, c’est inacceptable et je suis gentil quand je dis « Inacceptable ».
  • Au début, je leur parlais gentiment, poliment en leur expliquant que travailler, peu importe le travail, c’est mieux pour eux. Pour leur dignité et celle de leurs enfants.  « Vous vous rendez compte quel modèle vous donnez à vos enfants ? » que je leur disais.  Mais c’est comme verser de l’eau dans le sable.  Rien que dans cette rue, ils sont plus nombreux que jamais et ce café est devenu leur lieu de prédilection.
  • Vous n’avez jamais pensé que peut-être vous abordez le problème à l’envers ?
  • Si vous avez la recette magique pour éradiquer la mendicité, je vous en supplie, ne nous en privez pas.
  • Une recette magique ? Je ne crois pas. Mais plus réaliste que la vôtre, certainement. D’abord, il faut commencer par reconnaître que la mendicité n’est que le symptôme d’un mal social profond.  La mendicité n’est pas une fatalité, c’est essentiellement le résultat d’un fait concret.  Je vous laisse le devinez ?
  • Il y a plusieurs causes à la mendicité, elle demeure d’abord la responsabilité des mendiants.
  • Évidemment, le mendiant a sa part de responsabilité. Mais dois-je vous rappeler qu’une petite minorité de ce pays s’empare de la majorité des richesses de ce pays ? Dois-je vous rappeler que cela rend nécessairement les pauvres plus pauvres. Si cet écart continue entre riches et pauvres, vous-même, vous risquez de devenir pauvre et de vous trouvez peut-être un jour dans l’obligation de demander de l’aide.
  • Moi je me considère déjà pauvre. Je n’ai pas de travail malgré mes diplômes, malgré mes expériences! Mais jamais je ne m’abaisserais à la mendicité.  Encore moins à jouer la comédie pour attirer la pitié des gens.  Avez-vous remarqué que la mendicité est devenu une profession et un art ?
  • Oui, la mendicité est devenu un théâtre à ciel ouvert.  Certains mendiants performent mieux que d’autres. Vous avez remarqué aussi que le public se laisse impressionner par un tel spectacle ?
  • Moi je ne marche pas dans leur combine.  Je trouve les mendiants particulièrement manipulateurs.  Ils nous prennent pour des cons.
  • Ce que je trouve encore plus con, c’est quand un pauvre insulte un autre pauvre.  Cette division, pour ne pas dire cette guerre, entre pauvres, je vous laisse deviner à qui ça fait l’affaire ?
  • Si vous voulez dire que ça fait l’affaire des riches, moi je connais des riches très généreux.
  • Évidemment qu’il existe des riches très généreux, j’en connais moi aussi. Mais je n’accuse pas des individus. J’accuse un système qui ménage les riches quand il s’agit de donner leur juste part d’impôts. J’accuse le système qui facilite leurs évasions fiscales.  J’accuse une certaine mentalité qui juge les gens selon leur degré de richesse ou de pauvreté. J’accuse aussi une instrumentalisation de la religion qui permet à ce système de donner la pauvreté comme une fatalité.  On ne naît pas mendiant.
  • C’est vrai, on le devient.  Moi, je suis devenu pauvre et je me bas justement contre toute fatalité. Je sais que je vais en sortir et j’aurais aimé que ces mendiants prennent leurs destins en main plutôt que de perdre toute dignité.
  • Vous pouvez critiquer les mendiants, c’est votre droit. Mais ce n’est pas très gentil de les insulter.  Vous seriez plus cohérent dans vos critiques si vous les adressiez aussi aux plus riches de ce pays. Vous ne le faîtes pas parce que vous savez que cela porte des risques. C’est plus facile d’engueuler un pauvre mendiant.  Vous savez, quand je vois un pauvre insulter un autre pauvre, cela me rend profondément triste.
  • (Silence).
  • Faîtes-moi plaisir! Laissez-moi vous offrir un café. Venez à notre table. On parlera d’autres choses moins tristes! C’est quoi votre nom déjà.. ?