Quand t’es venu au monde, j’ai pas eu la réaction escomptée. Tout le monde m’avait dit que j’allais craquer en morceaux et pisser des larmes. Mais non, malgré le stress immense, j’étais investi d’une espèce de calme surhumain qui me détachait et faisait flotter la scène de quelques pouces au-dessus de la réalité. Quand ils t’ont mis dans mes bras, j’ai fait une blague sur la grosseur de tes testicules. Tout le monde souriait, même ta mère. Je lui voyais juste la tête, le reste de son corps était caché. J’avais voulu regarder par-dessus le drap pour te voir, t’extirper de son ventre fendu, mais les chirurgiens m’ont prié de me rasseoir. Ils avaient peut-être peur que j’aie peur du sang pis des tripes.
Ta mère a tellement souffert avant d’être sous anesthésie qu’elle a tout vomi le bánh cuốn qu’elle avait mangé aux petites heures de la nuit. On voulait que tu sortes naturellement, mais toute l’équipe s’est précipitée pour pratiquer une césarienne d’urgence au matin, parce que ton cœur décélérait. Mais là, t’étais là, bien en forme! Nous sommes remontés ensemble toi et moi avec une infirmière, et on nous a laissé à nous-mêmes, dans la petite chambre verte et blanche, pour vivre un moment père-fils de qualité.
Huxley est né par une journée suintante de smog, le 5 septembre 2014 à l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont. Coiffé d’une tuque blanche en laine maculée de sang, par un étouffant quarante degrés, il a passé les trois premières heures de sa vie pas lavé (c’est bon pour le système immunitaire, à ce qui paraît), dans mes bras, à essayer de boire la sève qui aurait pu me sortir des doigts. C’est tellement désolant un réflexe de succion avec pas de seins à proximité. Sa mère était en salle de réveil post-opératoire. On m’avait dit qu’elle reviendrait dans une heure, mais elle a eu une autre opération après sa césarienne et personne ne me l’avait dit. Personne ne savait rien non plus quand je demandais des nouvelles en m’avançant au seuil de la porte avec ma petite momie ensanglantée dans les mains.
«Ils doivent être en break de dîner, ils vont la monter après.» La petite madame qui m’a dit ça pour se débarrasser de ma question m’a avoué par après que c’était une erreur de ne pas m’avoir rassuré. Elle n’avait pas pris la peine/eu le temps de consulter la brique du dossier médical qui relate l’historique de santé de ma copine. Elle ne savait pas qu’il y a deux ans, ma blonde était en phase terminale d’un cancer orphelin, qu’elle avait survécu miraculeusement, qu’elle avait eu une opération majeure sur l’abdomen complet et que pour éviter la ménopause prématurée, les médecins ne lui avaient laissé qu’une petite crotte d’ovaire gauche relié à une trompe de Fallope sectionnée, le côté droit étant complètement enlevé. Et de toute façon, elle s’était fait dire il y a plusieurs années qu’elle était infertile. Les enfants, c’était pas pour elle. Elle marchait encore avec une canne quand je lui ai fait l’amour la première fois. Les médecins n’ont pas su expliquer comment mes spermatozoïdes ont trouvé leur chemin dans ses entrailles traumatisées et qu’un fœtus a pu y installer son campement. Pendant la durée de la grossesse, elle a dû arrêter les tests de dépistage pour le cancer. Son corps était un gros, gros point d’interrogation qui aurait pu nous péter dans les mains.
Malgré ça, je t’ai quand même raconté que tout allait bien. Pauvre enfant, juste vieux d’une petite (longue) heure, pis ton père te bullshite déjà, lui qui comptait surtout pas te faire croire au père Noël. Ben non, tout va bien, Hux, maman s’en vient te donner du bon lait. Elle a laissé s’égoutter au moins trois litres dans ses vêtements depuis que t’es dans son ventre. C’est comique, ça se mettait à couler beaucoup quand elle… euh… comment dire… trouvait papa très beau. Tu vas voir, ça goûte vraiment bon. Ça, c’est pas des paroles en l’air : j’y ai goûté.
Voilà le genre de trucs que j’ai racontés à mon garçon pendant qu’on poireautait dans la petite chambre laide, alors que j’étais terrorisé à l’idée d’être devenu père monoparental. Le temps était long en sale, autant pour lui qui ne pouvait pas boire que pour moi qui m’inquiétais. Il y avait un poster de bébé devant moi. Tsé, le genre de bébé qui ressemble à une personne âgée laide? Bon, ça au moins c’était encourageant, mon bébé était pas mal plus beau que lui. On a écouté de la musique gothique avec le cellulaire. Eternity de Anathema. La voix grichait dans les quatre petits trous qui tenaient lieu de haut-parleurs. Sur cet album, le chanteur est en transition entre abandonner sa grosse voix de métal et chanter plus normalement, alors on dirait qu’il est toujours en train de se retenir de crier et de brailler. L’album est mal mixé. C’était parfait, ça a donné une touche encore plus dramatique, imparfaite et réconfortante à cette matinée, et les larmes me sont montées aux yeux. Mais comme le chanteur, je me suis retenu; je n’avais pas le goût de perdre le contrôle avec un poupon fragile à ma charge.
Des fois, je te déposais pis je te regardais. Je te reprenais et je faisais des allers-retours de la chaise berçante à la fenêtre. Je suis pas certain, mais je pense qu’un bébé, ça voit pas grand-chose. Tant mieux. J’aurais eu honte d’essayer de te décrire ce qu’on voyait derrière le voile de smog brun. Hey, regarde Huxley! Un building gris, un pont triste, un arbre qui en arrache. Des chars, de la roche. S’cuse le bruit du gros ventilateur sur le toit de l’hôpital, ça gosse, mais ça a son utilité.
C’est la technologie qui vous a sauvé, ta mère et toi, mais c’est le progrès qui nous lègue cet horizon de ruines dans lesquelles tu vas survivre. Tu vas l’avoir plus dur que moi, je pense. Ça fait un bout que ça pue dehors. C’est pas éthique, mais c’est clair que je me garroche pour te faire goûter à du thon rouge avant qui y en ait pu. Tu sais qui y en a qui gardent des conserves dans le sous-sol au cas où? Veux-tu que je te l’énumère, toute cette liste de au cas où?
Par où commencer pour te raconter la vie, surtout quand elle commence à la fois si froide et suffocante? Tu sais que si c’était pas des conditions précaires dans lesquelles tu as été mis au monde, ta mère et moi on aurait été du genre à peut-être engager une sage-femme qui fait vêler les madames doucement dans une rivière bien peinarde? Mais on n’a pas toujours le choix d’échapper aux machines et aux protocoles. Faut juste pas abdiquer entièrement, se rappeler que c’est l’humain le plus fort.
Mais tu es né entouré d’amour. Même les chirurgiens avaient hâte de te voir la bine. Et un bon truc, c’est de rire le plus possible. De laisser nos éclats de rire rebondir sur les murs de ciment, question de les ramollir un peu. Mais nous, on se ramollit pas, on est des hommes… Et faut qu’on essaie d’être aussi forts que ta mère.
Excellent article Mathieu , un des plus francs que jai lu , merci d’écrire.
Quel bel article! Sa fait du bien de lire des belles choses de même pleine d’émotion, écrites avec le coeur. Félicitation pour votre enfant, à toi et à ta blonde. Tu fais probablement un excellent papa j’en suis sure!
Très beau texte, très émouvant et tellement vrai.
Merci pour ce beau moment que tu nous fait partager.
très beau, très émouvant mais en mème temps très terre à terre
Magnifique, magnifique texte…. il me touche beaucoup, au-delà de tous les échos de ma propre expérience d’une césarienne d’urgence. Merci.