Claude Nougaro : Les mots sur cuivre
Musique

Claude Nougaro : Les mots sur cuivre

Jazz d’hier ou d’aujourd’hui, après trente ans de chanson, CLAUDE NOUGARO tient toujours le rythme du bout des lèvres. L’un de ses très rares passages à Québec mérite que l’on s’arrête un peu sur les somptueuses musiques, et les effets de manche, de ce magistral manieur de mots; qu’il évoque sa légende et raconte son présent.

Douze ans au moins que Claude Nougaro nous manque. Nous n’étions pas les seuls. Avant qu’il ne prenne quelques habitudes avec le Festival de jazz et les FrancoFolies de Montréal, ce passionné de musiques américaines n’a que rarement poussé le jazz et la java jusqu’au Québec. Pourtant, ce ne fut pas faute d’intention. En trente-cinq ans de métier, ce grand survivant dont l’ouvre égale celle des Brel et Brassens ressentit souvent la tentation des migrations.

On le sait, on l’a dit, c’est à Toulouse, devant la radio familiale, sur les airs jadis exotiques de Bessie Smith et Louis Armstrong, que Nougaro rencontra son destin. Après s’être brièvement exercé au métier de journaliste en Algérie, cet homme, qui n’aimait que la musique et la poésie, écrit quelques chansons pour Marcel Amont et Philippe Clay. Nous sommes en 64; imprégné par le swing ravageur des Amériques, le Toulousain va s’offrir des chansons d’une qualité musicale rarement atteinte avant lui. Au lieu de recruter des musiciens de variétés, Nougaro constitue sa tribu autour de quelques jazzmen prometteurs qui, quand ils n’empruntent pas à Brubeck ou Baden Powell, lui font des musiques sublimes: Maurice Vander, Eddie Louiss, Bernard Lubat, Pierre Michelot. Ensuite, Richard Galliano, Martial Solal, Michel Portal, Didier Lockwood… Au fil des albums, ce sont toujours les meilleurs qui se joignent à lui. Syncope, onomatopées, rythmique, ce n’est pas le jazz à la française, mais la chanson à la Nougaro. Un royaume sans partage durant quinze ans. Mais, il n’a pas enregistré plus de deux disques et connu plus de cinq ou six succès, sous le signe du face à face entre l’homme et la femme (Je suis sous, Les Don Juan, Le Cinéma… ), que déjà la France le serre un peu sous la gorge. Le Brésil puis l’Afrique l’appellent.

Aux fêtes de la gloire
Jusqu’en 80, Nougaro carbure le pied au plancher. Six, sept disques par décennie. Des dizaines de moments de grâce ponctués de magnifiques chansons incantatoires, aux textes et au phrasé sophistiqués mais toujours ludiques. Tu verras, Locomotive d’or, Le Chat, Toulouse, Montparis, Le Coq et la Pendule, Nougaro postillonne son jazz. Il voyage aussi pas mal. Tourne en masse et, déconne beaucoup. Outre ces célèbres dépressions «…pâle comme une morte dans mon lit à baldaquin…», ses virées dans les boîtes de Paris avec David Mc Neil demeurent, mémorables. «Toi, j’vais te péter la gueule!», dit-il un soir à un de ses admirateurs, genre d’armoire à glace, qui dépasse d’au moins une tête son mètre soixante. «Mais m’sieur Nougaro, je vous ai rien fait, je ne veux pas me battre avec vous, je vous admire», rétorque tristement le costaud. «Ça fait rien, je vais te péter la gueule quand même!», de répliquer Nougaro… «Oui, quand je suis devenu un peu connu, je cherchais des abeilles… Les filles et les garçons, les scotch et les joints… c’était des nuits de toutes les couleurs, pas mal célèbres…», avouera Nougaro sur un ton qui laisse entendre que son penchant pour la fête ne fait plus partie de ses sujets de conversation préférés.

Mille neuf cent quatre-vingt: le révèle malgré – ou grâce à – tout cela, en pleine possession de son remarquable potentiel créatif. Bien sûr, le jazz désormais imprégné de rock, tout comme sa chanson, a bien changé. Et même si le Québec ne le remarque pas, après le long monologue onirique de Plume d’ange, le 33-tours Ami-Chemin marque un autre virage pour Nougaro. Ce toréador à la Picasso, célébrant le palpitant de la vie avec une passion toute latine dans des textes éclatés de soleil, s’intéresse désormais un peu plus à la gravitation des astres. Au-dessus de lui, il gratte son ciel de la pointe du doigt. «Parfois il en tombe du plâtre et des gravats, parfois je débusque une étoile…», m’expliquait-il, en 1984, dans une prose étonnamment semblable à ses chansons, la tête couverte d’un impossible casque de grosses perles grises qui lui tombaient sur les yeux. «Je l’avais acheté séance tenante sur la tête d’un type de là-bas», raconte Nougaro à propos de cet étrange couvre-chef qui lui rappelle son aventure brésilienne. «J’étais protégé par Loupa qui était un des `’parrains » des favelas de Bahïa. Je flambais encore à cette époque. Depuis, les perles se sont répandues sur le sol», ajoute-t-il énigmatique. Sur scène, lumineux, illuminé et explosif, il portait des masques rituels, comme pour mieux entretenir les démons d’Afrique ou peut-être les siens.

Night and day.
Justement, du côté des perles, poussant sa voix à son paroxysme, ces années-là, il accouche de chefs-d’ouvre méconnus dont: Assez, chanson pacifiste aux rimes stupéfiantes (Assez, assez, crie la jeune fille en flamme / dans son dimanche de napalm/ éteignez-moi je vous en prie /assez, suffit) qui lui vaut le Grand Prix national de la chanson. Suit le métaphysique Papillons de nuit, tandis qu’avec Nice Very Nice il entame une sorte de célébration quasi religieuse de l’instant, du lieu idéal. Tel un Don Quichotte perché sur les moulins du cour, Nougaro chante l’extase de moments parfaits.

Instant trop bref. Délaissé temporairement par les «charts» de France, et une grande étiquette de disques qui le bride, Nougaro tente l’exil américain. A New York, il squatte l’appartement de la veuve de Charlie Mingus, dort près des «outils» de Dexter Gordon et chante sur des musiques fébriles, pétantes comme le concert de klaxons des taxis jaunes.

Enregistré à L.A., son deuxième album s’étiole. Alors, pour contrer le sort, véritable coup de force, en 1991, il donne 222 concerts en Europe avec Maurice Vander, seul au piano. Nous ne pourrons malheureusement pas assister à ces moments de dépouillement. Un soir, en pleine nuit, imprévisible, l’infarctus le serre et la mort le manque de peu. On l’ouvre: triple pontage. Il se rétablit à une vitesse folle. Repart de plus belle. En 1995, on le voit à Montréal contemplant des photos de 66, du temps où il tenait l’affiche près de Brel.

Revenu de tout, l’an dernier pourtant, Nougaro retrouve l’illumination à cent kilomètres de ses dépendances toulousaines, dans le Languedoc. Il esquisse cette nouvelle célébration du paradis sur terre en quelques chansons ludiques telles J’ai perdu le Montblanc ou la mythique Le Vent, sur un vingt-cinquième album épatant intitulé L’Enfant-phare. Il en extraira douze des chansons proposées à Québec. Parlons-en.

Téléphonothérapie
On sonne, discrètement si possible, dans un hôtel de Québron, obscure ville de Bretagne située près de Quimper. Nous regrettons de perturber les séances de thalassothérapie de l’illustre manieur de mots qui relaxe sa carcasse de soixante-huit ans. Petite fin de semaine de congé prise au milieu d’une tournée entamée… à l’été de 1997. Soulagement, Paris n’a toujours pas réussi à faire perdre son incomparable accent du Sud à ce redoutable phraseur. D’entrée de jeu, chaleureux, humble, il avoue s’être offert, de son plein gré, cette salle à Québec. Juste pour nous.

«On ne m’a pas engagé, je suis mes pas. Je vais de rencontre en rencontre. L’aventure artistique, c’est un cycle de recherche et de rapports émotifs avec des techniciens, des musiciens et des spectateurs. Dieu sait que le Québec, je l’ai toujours voulu», lance-t-il comme à regret.

La ligne est claire. Nougaro s’étonne de cette proximité subite, avant d’évoquer le terroir dont il s’est inspiré pour écrire de larges pans de L’Enfant-phare. «J’ai rencontré une région dans le sud-ouest, dans les Hautes-Corbières, où souffle un vent appelé la tramontane. C’est un pays très méditerranéen fait de Garrigues, de vignes et d’oliviers. J’y ai trouvé une petite maisonnette de vigneron. Dans ce nid de passage, j’ai eu envie de mettre – comment dire? – mon chevalet face au paysage qui s’étalait devant moi. J’ai fait chanter la rivière et le château cathare. J’ai peu à peu retrouvé la mémoire du troubadour occitan qui m’a toujours habité.»

Contrairement à d’autres, Nougaro entretient de beaux espoirs sur le devenir de la chanson francophone: «Je trouve la chanson assez riche, il y a des plans intéressants – entre autres dans le rap. Il y a des gens qui écrivent des chansons magnifiques et qui malheureusement mettent du temps à se faire entendre. Il y a les chanteurs et chanteuses réalistes, à l’ancienne mode, qui émergent… Sans compter les Souchon et tous ces gens confirmés. C’est pas mal.»

Quelques questions dans l’eau et, moment intense, nous en sommes déjà à l’épilogue à mots couverts: «Un jour, une nouvelle forme de poésie m’a tendu les bras. Elle s’appellait la chanson. J’en ai fait ma maîtresse et j’ai dansé! dansé avec elle! Tout comme l’opéra de mon enfance, le jazz m’a traversé et tout cela, depuis, fait battre ma langue…» Tout cela semble si facile? «Non, évidemment je travaille. Mais le travail, c’est fait pour effacer les traces du travail et la musique sublime vite ma langue… Je suis un lyrique. Je me sens habité par une forme du sacré. Vous savez, la musique, c’est une célébration spirituelle des passions. Et moi, si je chante, c’est pour la musique. Alors là, j’ai emprunté des musiciens, des amis et Vander est venu, avec son piano Steinway grand-queue…»

A ceux qui voudraient en savoir plus, Nougaro promet de venir ici, sans cravate, avec deux ou trois exemplaires d’un livre lancé l’an dernier chez Flammarion, qui regroupe ses textes et une cinquantaine de dessins personnels. Y parlez-vous de vous-même, et de toutes ces années où vous flambiez? «Non, mais déjà, les textes je… je crois que ça vaut… enfin…» Il se tait, n’en souffle pas plus. Comme si de sa valeur quelqu’un pouvait encore douter.

Bienvenue Mister Nougaro.

Le 18 juin
A la Salle Albert-Rousseau
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