Félix Leclerc (1914-1988) : On voyait d'en haut la terre
Musique

Félix Leclerc (1914-1988) : On voyait d’en haut la terre

«Demain, qui pourra dire ta charge trimbalée et les blessures guéries de ton voyagement. Ton épaule t’est restée si fidèle qu’elle n’a gardé que le souvenir de ta force.» C’est sur ces paroles inédites, extraites de Chanson pour Félix, que Jean-Paul Filion a voulu conclure ses bribes de souvenir de l’aventure terrestre qui le lia avec Félix Leclerc. Dix ans après le départ de ce géant, poète, écrivain, dramaturge et rénovateur de la chanson moderne, quelques commentaires, quelques anecdotes saisies sur le vif auprès de ses amis dressent un portrait morcelé et pittoresque du plus grand artiste du Québec contemporain.

L’hymne au printemps

Jacques Bertin: «Ce qui choquait, dans un premier temps, c’était son obsession du pays. Il disait: "Il faut parler de nous autres, parler du local." En 1966, le Québec trouvait cela ringard et suspect. Et nous, les Français, on trouvait ça aussitôt pittoresque.»

Jean-Paul Filion: «Je venais de la campagne, j’étais un rêveur bucolique et champêtre. Félix, une guitare au cou, photographié le long d’une clôture de perches, c’était mon enfance. Il représentait physiquement la réalisation d’un rêve d’adolescent. Je l’ai rencontré au début de sa trentaine, tremblant pour les comédiens, dans les coulisses de son premier téléroman. Je l’ai tout de suite aimé et je l’ai toujours suivi.»

Jean-Pierre Ferland: «L’homme que j’ai rencontré en France et dont je faisais les premières parties était deux fois mieux que tout ce que je pouvais imaginer. Il était si nerveux avant d’entrer en scène que je crois que c’est lui qui m’a transféré son trac.»

Jean Lapointe: «Notre amitié date du 8 décembre 1968. Deux jours après mon anniversaire de naissance, des amis ont amené Aznavour et Félix à la maison. Après un divorce et de mauvaises critiques, il filait un mauvais coton, et songeait à s’installer en Europe. Je lui ai chanté une petite chanson composée sur le vif intitulée: T’en va pas Félix. On m’avait averti que quand il était ému il se grattait. A la fin de ma chanson, effectivement, il se grattait la tête…»

Le p’tit bonheur

Jean-Pierre Ferland: «Félix était très discret dans tout. On ne savait jamais rien. Je faisais un spectacle avec lui, en Alberta, dans un champ de blé. Subitement, je lui demande comment il se fait qu’après tant d’années il arrive à faire de si belles chansons d’amour. "Je vais te confier un secret, me dit-il: j’aime une autre femme. Elle a 22 ans. C’est pour cette raison que je suis nourri." Ç’a été sa grande confidence car il était très gêné… Le divorce, c’était inassociable avec sa personnalité.»

Jean-Paul Filion: «Au mitan de nos vies respectives, nous avons fait la rencontre de deux femmes et ce fut la renaissance, le recommencement de nos deux vies amoureuses. Ah! les matins de départ dans nos Volkswagen quand nous prenions la 20 pour aller voir nos blondes. Nous avions baptisé ces voyages "La route du bonheur". Nous étions amoureux, mais très chavirés. Divorcer, se séparer, à l’époque, ce n’était pas évident. Cléricalement, c’était infaisable. Nous nous sommes remariés au même moment. Les garçons sont nés au même moment.»

Jean Lapointe: «Il avait un sens de l’humour unique. Tu ne pouvais pas voir la chute. Impossible. Un soir de spectacle, au Grand Théâtre, j’étais encore chez lui à sept heures. Je lui dis Félix, je dois te quitter sinon je serai en retard. Il me répond: "Ce n’est pas grave, le public va assurément t’applaudir à tout rompre si tu lui expliques que tu as réussi à passer une journée complète avec moi."»

Moi mes souliers

François Dompierre: «Dans sa jeunesse il fit part à ma mère de son découragement face à sa vie de poète qui s’annonce en disant: "C’est un métier qui ne rapportera jamais. Les gens n’écoutent pas ce que je fais. Je vais devoir m’exiler en France…"»

Jean-Pierre Ferland: «Il n’a chanté que trois chansons composées par d’autres dont l’une des miennes: Ton visage. Sur le coup, cela ne m’a pas paru important, mais quand je suis arrivé en France avec la chanson, on me disait: "Vous chantez du Félix Leclerc?" Alors je répondais: "Oui… juste une…"»

Pierre Jobin: «Félix, c’était la force d’un homme seul et formidablement indépendant. Sa rupture avec Jacques Canetti, le célèbre impresario français, l’illustre à merveille. Un soir de tournée, il prévient Canetti qu’il veut le rencontrer après un spectacle. Rendu là, il lui dit simplement:

– J’ai une question à vous poser. Une seule.
Canetti lui dit de la poser sans détour:

– M’aimez-vous?, lui demande-t-il.
L’autre lui assure que oui. Il lui fait de grandes déclarations.
Alors Félix continue…

– Si vous m’aimez comme vous le dites, rendez-moi ma liberté. Je ne veux plus travailler pour vous. Sinon, je ne chanterai plus. Cela me nuira peut-être, mais de toute façon, vous n’obtiendrez plus rien de moi.»

François Dompierre: «En 1974, il m’a dit: "J’écris des chansons en noir et blanc et toi tu vas colorer ça." Le procédé était à la fois fantastique et très simple. J’écoutais ses chansons enregistrées sur un petit magnétophone. Je rentrais à Montréal écrire des arrangements dans lesquels je laissais de l’espace pour sa guitare. On enregistrait voix, guitare et contrebasse dans un grand studio. Il rentrait à l’Ile d’Orléans et j’enregistrais ensuite les autres musiciens. Il ne voulait pas qu’on en fasse trop et j’essayais de respecter scrupuleusement son identité musicale.»

Pierre Jobin:«Quand j’ai commencé à travailler pour lui, sa grande peur était que je lui demande un salaire. Il n’avait pas envie d’avoir à travailler avec quelqu’un qui lui pousserait dans le dos. Il devait se dire: "Et si j’ai envie d’arrêter de chanter durant six mois, durant un an? Qu’est-ce qu’il va faire?"»

Jean-Paul Filion: «Avant d’écouter Félix j’écoutais Josh White, patriarche du blues américain. Dès que Félix m’a fait entendre Le Train du nord ou MacPherson, dès que j’ai entendu ces rythmes de 6/8 à la guitare, j’ai eu l’intime conviction que plus que tout, White, Pete Seeger et le blues américain l’avaient influencé. C’est une petite piste qui n’explique pas comment il s’est un jour retrouvé seul en scène avec une guitare, avant Brassens, Brel ou Béart. Il faudrait lui demander…»

Notre sentier

Jean-Paul Filion: «Un jour, il est venu chez moi en face sur la côte de Beaupré. J’avais quelques pommiers et des pruniers blancs qui lui faisaient envie. Un jour, j’ai déterré un beau petit prunier en bonne santé, je l’ai mis dans le coffre de ma Volkswagen et je suis parti sur le pont de l’Ile à la pluie battante. Félix m’attendait avec son chapeau et sa chemise à carreaux. Il avait fait le trou, il mouillait dessus, il était accoté sur sa pelle. Le prunier a grandi. Il est toujours là et il fait des prunes pour toute la famille.»

Paul Hébert: «Félix ne participait pas beaucoup aux activités et à la vie sociale de l’Ile d’Orléans. Non pas par dédain ou par désintérêt. A la fin de sa vie, il désirait par-dessus tout la tranquillité, une forme de solitude. Le temps de vivre avec sa famille. Les gens du coin ont parfois mal interprété cela. Il était ignoré. Sur l’Ile, beaucoup préféraient le petit Simard.»

François Dompierre: «Il avait un côté paysan ratoureux pas toujours recevant. Quand tu voulais aller chez lui, il te faisait stationner par l’arrière pour que tu sois prêt à repartir. Il a fait le coup à tout le monde.»

Pierre Jobin: «Les gens disaient souvent: "Félix est un gratteux." Ce n’était pas cela. Il était profondément paysan. Par exemple, il refusait de s’endetter. Ne pas être endetté, pour lui, c’était l’indépendance. Il avait la hantise d’être pris à la gorge par des créanciers. Il considérait beaucoup plus honorable de se promener en chandail troué plutôt que de vivre sur de l’argent emprunté.

Durant les années 70, quand nous avons essayé de récupérer ses droits d’auteur, il était tout étonné d’apprendre que Charlebois, Vigneault ou Léveillée s’autoproduisaient. Pour lui, un chanteur enregistrait un disque, faisait son tour de scène et ne s’occupait pas du reste.»

Jean-Pierre Ferland: «Je lui avais demandé de faire une émission de télé, il m’avait répondu: "D’accord, mais je tiens à t’avertir que quand je sors de l’Ile, je suis malheureux." Je ne lui ai plus jamais demandé ce genre de chose.»

Jean-Paul Filion: «Dans les occasions spéciales, au lieu de le déranger nous déposions des tartes dans sa boîte à courrier.»

Jean Lapointe: «Le plus beau cadeau qu’il m’ait fait, c’est de m’emmener en bas sur sa terre, dans son petit coin secret loin de la maison. Là, il m’a dit: "Quand j’ai attrapé 55 ans, je me sentais mal et angoissé. J’ai pris une marche jusqu’ici, j’ai regardé le fleuve, j’ai pris une grande respiration et je me suis dit à moi-même: Bien. Maintenant, je m’en vais jusqu’à cent ans."»

Jean-Paul Filion: «Il y a des dimanches où les autobus de touristes et les voitures pleines d’inconnus stationnaient devant chez lui. Il prenait un livre et allait se cacher dans les bosquets sur les battures. C’est là qu’il couvait ses amours.»

Jacques Bertin: «Au propre comme au figuré il disait: "Voici ma terre et je vais faire pousser dessus ce qui me plaît."»

Pierre Jobin: «Dans tout ce qu’il a entrepris, l’argent n’était jamais primordial. Un jour, en 1976 – l’année des Olympiques – on lui avait offert 20 000 dollars pour un spectacle. Quand il a su cela, il m’a dit: "Es-tu fou? Chanter pour 20 000 dollars? Mon voisin ne gagne même pas cela dans une année! Je ne peux pas faire ça en une soirée!"

Finalement, pour toutes sortes de raisons, le cachet a été ramené à 12 000 dollars. Et puis, la veille du spectacle, Félix est venu me voir. Il m’a dit qu’il dormait mal depuis plusieurs nuits à cause de tout cet argent. Il m’a proposé de donner 1 000 dollars de plus à Raymond Lévesque (qui faisait la première partie) et d’augmenter ma commission jusqu’à ce qu’il gagne moins de 10 000 dollars. "Comme ça, m’a-t-il dit, cela fait un zéro de moins sur ma paye et je vais me sentir plus à l’aise."»

L’alouette en colère

Jean-Paul Filion: «Tout juste après l’affaire Laporte, il m’a dit: "J’ai travaillé trop longtemps à chanter les p’tits oiseaux et les fleurs. Je prends maintenant pleine conscience de ma citoyenneté." Peu de temps après, il commençait à écrire des choses bouleversantes.»

Paul Hébert: «L’engagement politique de Félix n’avait rien de politicien ou de partisan. Avec lui, c’est toujours l’éveil, la prise de conscience de l’Homme qui domine. Il le dit dans un de ses textes: "Mon professeur d’anglais s’appelait Ormsby. C’est lui qui, le premier, m’a fait découvrir le Québec et m’a dit de l’aimer. (…) Une fois par semaine, j’allais à ses cours sur la rue Saint-Cyrille. J’avais dix-neuf ans. Il était scandalisé de voir que je n’aspirais qu’au ciel et que j’avais quasiment hâte de mourir. (…) Et puis un soir, à l’église anglicane de la rue Saint-Joachim où je m’étais faufilé pour entendre une chorale d’enfants de Londres, qui vois-je, deux bancs devant moi, émotionné, laissant couler ses larmes sans retenue? M. Ormsby, capable de sentiment. (…) Le lendemain, j’achetais ma première guitare." C’est un autre Félix, cela, dont on ne parle presque jamais.»

Jacques Bertin: «Félix était le Québécois typique, né dans un manque de pays et mort avec une volonté de souveraineté, avec une mystique de bâtisseur.»

La mort de l’ours

François Dompierre: «L’une des dernières choses que nous ayons enregistrées fut Notre sentier, pour une compilation, en 1984 . Il l’a fait en une seule prise. Ce fut tellement beau que dans le studio, tout le monde pleurait, même le technicien. Félix nous a regardés surpris, il a lancé, à la blague: "Maudit, si c’est si triste que ça, cette chanson, je ne pourrai pas la chanter." On a voulu faire une autre prise et Félix a refusé en disant: "C’est la vérité avec ses erreurs et ses défauts."»

Jean-Pierre Ferland: «J’ai pleuré Félix tout seul comme quand René Lévesque est mort. Pourtant, ce n’était pas les mêmes larmes. Lévesque, je m’en voulais de pas avoir été assez dévoué envers lui. Alors que pour Félix j’avais eu pas mal de dévotion…»

Jean-Paul Filion: «Nous avions loué un petit salon privé pour célébrer son souper d’anniversaire avec les femmes et les enfants. Cette fois-là, il n’y eut pas toutes ces rigolades contre tout le mal de vivre, pas d’humour, pas de blagues. Et dans le corridor noir du petit salon, il m’a dit une chose horrible, tellement horrible que je ne peux pas la répéter. Les rêves étaient vendus, ses mots terribles et ça voulait dire qu’il allait mourir. Qu’il n’y avait plus rien à faire. Quelques jours après sa mort, j’ai fait une peinture du beau Félix, chaîne au cou, en train de s’arracher des blés de l’Ile entouré d’oies blanches et de ses grands cheveux.»

Paul Hébert: «Je me souviens de notre dernière rencontre. On parlait de Dieu, chacun y allant de ses perceptions. Il m’a dit: "Je suis comme l’Indienne qui regarde passer le fleuve. Je ne sais pas tellement d’où il vient. Je ne sais pas où il va. Je sais seulement qu’il est là."»

Jacques Bertin: «Quand Félix est mort, tous les journaux ont fait leur une là-dessus. Ça ne se serait jamais passé ainsi en France, car aucun artiste ne symbolise la nation. On est bien obligé de constater que ce pays qui fait d’un chanteur une espèce de mythe national n’a pas fait un mauvais choix.»

Présence

Jean-Pierre Ferland: «Il donnait l’impression de mesurer six pieds deux et de peser deux cents livres. Une tête de lion, très large dans laquelle toutes sortes d’expressions poétiques cohabitaient. Tant pour son ouvre littéraire que pour ses chansons il demeure le poète le plus important du Québec. On pourrait être très fier d’avoir eu un homme d’une telle envergure et d’une aussi grande bonté. Il ne trichait pas. Félix, Brassens et Ferré ont réinventé la chanson. Félix et Vigneault y ont donné la couleur de notre pays.»

François Dompierre: «Précurseur de la communication du XXe siècle à travers la chanson, c’était un Monsieur, comme Édith Piaf était une grande dame. Son charisme était tellement grand qu’on ne pouvait faire autrement que de le respecter. Je l’ai vouvoyé toute sa vie.»

Jacques Bertin: «Félix se mesurait avec orgueil à sa propre médiocrité. Il ne voulait pas être un grand Québécois. Il voulait être le mieux possible et c’est ainsi qu’il a atteint la grandeur. Et cette société d’avant l’histoire aime les humbles.»

Paul Hébert: «Félix a eu le courage de vivre en poésie dans un monde qui s’en éloigne…»

Pierre Jobin: «Pour moi, Félix est le dernier homme libre. De tous les chanteurs que j’ai connus, il était celui qui était le plus près de son ouvre. Celui qui ressemblait le plus à ses chansons. Il se décrivait lui-même comme un "homme qui chante" et non comme un chanteur. J’ai souvent réfléchi à ce qui le rendait aussi libre. L’une des raisons tenait sans doute au fait qu’il s’exprimait dans plus d’un champ d’activité. A côté de la chanson, il y avait aussi le théâtre et le livre, ce qui lui donnait un avantage sur les autres chanteurs.

Quand un chanteur ne chante pas, surtout durant une longue période, il se sent inutile. Félix, lui, se tournait vers le théâtre ou l’écriture. Il avait d’autres moyens de s’exprimer, d’exister. Heureusement d’ailleurs, parce que la chanson lui pesait parfois et la guitare qu’il avait autour du cou lui faisait "l’effet d’une pierre".»

Jean Lapointe: «A la télé, on l’avait qualifié de père de la chanson. J’avais rétorqué que c’était Dieu le père, ce qui l’avait fait bien rire… C’est le grand jardinier. Celui qui a tracé les sillons que les autres ont suivis. Il y a des moments où je m’ennuie de lui sans bon sens. C’est comme un grand vide qui revient aux six mois… Je me considère comme un très grand privilégié d’avoir pu développer une telle amitié au fil des ans.»

Jean-Paul Filion: «Ce n’était pas un homme de lettres, ni Aragon ni Montherland. Ce fut avant tout un homme d’amour avec le culte de la nature. Amoureux de la vie et de la justice qui voulait tout embellir. Quand la vie est moche, je joue avec les fées, je me construis des histoires. Il mettait des auréoles à tout ce qui lui faisait mal. Il avait des racines partout sur la terre et dans les cieux. Il s’est démerdé avec ça jusqu’à en devenir le plus important signataire du pays… La plupart de nous passons notre vie à rêver la vie. Lui, il a pu vivre ses rêves en choisissant de se tenir à distance de tout ce qui pouvait venir gêner son monde intérieur.»