Musique

Ann Victor : Les gens du voyage

«Le répertoire d’Ann Victor ne tient compte ni du temps, ni de l’espace, pas plus que des modes.» Et ces chansons, dont parle Martin L’Heureux, sont celles de Ciné-parc, le premier album du groupe, celui «qui n’était pas censé gagner» à L’Empire des Futures Stars l’an passé. Souvenez-vous, les témoins avaient conclu: musique rétro et chansons jazzy. Ces appellations, à tout le moins galvaudées, agaçaient. Le verdict était lourd de sens, le jury venait de commettre une infidélité. Un impair face à la jeunesse. Un groupe de trentenaires à forte tendance jazz – dans lequel on retrouve Geneviève Bilodeau, la chanteuse et conjointe de L’Heureux – venait de faire la barbe à Laffaire Tournesol et Orange Étrange qui, eux, portaient l’indélébile marque de groupes «pertinents pour notre relève», donc plus rock. A l’image de la Bud, l’argentier du concours.

Le jury a eu des couilles d’acier. Et, en bout de ligne, n’a pas eu tort. Mais la ligne fut difficile à tracer. On préfère toujours l’urgence et l’anarchie aux bons sentiments. Et Ann Victor – sous la plume du parolier Manuel Laroche – met en relief l’immense abîme qui semble trop souvent éloigner l’homme de la femme. Sur fond de violon tzigane (Nathalie Bonin), de clarinette (Mathieu Bélanger), de contrebasse (Martin Roy), de batterie (Philippe Brochu) et d’accordéon (Daniel Thouin), on voit bien que ce groupe-là n’est pas juste le fantasme folâtre d’un couple, mais bien d’un effort collectif et concerté.

«On fait ça depuis 95, confiait Geneviève, attablée dans un restaurant de l’avenue du Mont-Royal, et je peux te dire qu’en tant que couple, on a souvent pensé à laisser tomber Ann Victor pour sauver notre relation. Mais on a impliqué tellement de gens qu’il ne fallait même pas y penser. Sur scène, les gens se demandent qui est Ann Victor, et, après quatre chansons, ils comprennent que c’est toute la gang. Mais si on prenait des décisions de band, ça ne marcherait pas. Après tout, c’est Martin et moi qui avons lancé ce projet-là.»
Et Martin enchaîne: «Nous, on se retrouve dans toutes nos influences. On a beaucoup voyagé, et on veut faire de nos chansons de petites escales, des cartes de visite. Je trouve que c’est bien plus québécois de s’ouvrir sur le monde que de refaire ce qui se fait déjà ici. Et, en plus, on ajoute une certaine théâtralité, une façon sur scène de nous faire entendre qui nous est très utile.»

Si vous avez vu le clip de la chanson Touche du bois, signé par Francis Leclerc, vous saisissez le propos de L’Heureux. Le scénario est foutument bien choisi. Geneviève Bilodeau, dans la peau d’une gipsy sulfureuse à la fois amoureuse et sauvage, impétueuse et farouche, crève l’écran. En optant pour la caravane gitane, elle projette une image à mille lieues des centre urbains. On ne parle des Québécois de Djelem, de Katjar ou de Jeszcze Raz, qui, eux, honorent en profondeur le filon tzigane. Parce que ce n’est pas ça. Ann Victor peut, deux chansons plus loin, entretenir le rêve avec un folk-musette guilleret, puis vous déstabiliser avec une chanson douce et prenante comme Tendre Merveille, la plus belle, selon moi, de Ciné-parc.

Ann Victor l’obtient finalement, sa rentrée montréalaise, après une halte de quelques dates en région. Ciné-parc sera projeté une fois pour toutes à l’écran. Les images des mots et l’itinéraire qu’ils suggèrent devraient faire taire les gorges chaudes, ceux qui cherchent à tout prix des messages. Ni Ann ni Victor, la petite fille et le vieux monsieur qui ont rencontré le destin au début et à la fin de leur existence et qui ont inspiré le nom de ce groupe, n’auraient voulu faire de ce Ciné-parc un endroit hostile et compliqué.

Les 29 septembre, 2 et 3 octobre
Au Cabaret