Sylvain Lelièvre : Trois fois rien
Musique

Sylvain Lelièvre : Trois fois rien

Vous le savez sans doute, Sylvain Lelièvre a écrit un beau roman, Le Troisième Orchestre, paru en 96, chez Québec/Amérique. L’histoire se passe dans les années cinquante, à Limoilou. Sur les pages, le portrait d’un adolescent épris de la mère de son meilleur ami. En filigrane, la musique d’Eddy Duchin, pianiste et chef d’orchestre des années trente, et des souvenirs du film inspiré de sa vie, The Eddy Duchin Story, dont cette scène où Kim Novak confie à Tyrone Power: «Quand vous jouez du piano, you produce happiness.»

Bien voilà, mais après avoir entendu le onzième album de Sylvain Lelièvre, Les Choses inutiles, une ouvre jazzy aux accents rétros qui s’insère sans heurt dans sa discographie, j’ai envie de dire ceci: depuis trente-cinq ans, cet auteur-compositeur-interprète, pianiste de surcroît, fabrique du bonheur. Des monceaux de bonheur. Avec un savoir-faire éprouvé, des orchestrations pleines de tact, et une humilité qui fait fondre les cours.

Et, pour ajouter à ce constat, Les Choses inutiles parle justement de ça, du bonheur, de cette chose abstraite faite de «petits riens qui rendent la vie moins futile»: un poisson rouge, un bibelot débile, le frémissement d’un saxo, un souvenir de voyage (Les Enfants de Lascaux), une phrase de Cole Porter (Petit Désespoir), un cours d’eau qui coule sur un air de bossa-nova (Le Vent du fleuve). Des choses qu’il fait bon voir et entendre.

L’artiste, qui papote avec moi pendant quelques heures avant d’aller donner un spectacle à Gatineau, confie avoir ressenti un trac fou avant d’accoucher de son dernier-né: «Je n’ai jamais autant investi émotivement dans un album. C’était la première fois que j’abandonnais l’enseignement pendant un an, et que je me consacrais presque entièrement à la création.»
Je lui demandais justement s’il comptait enseigner de nouveau dans quelques mois («Ben oui, pourquoi pas? C’est aussi mon métier…»), lorsque le grand Vigneault, cheveux fous sous une casquette, a surgi dans le resto, à nos côtés. «Ah ben, câline! d’la parenté!» a lancé Lelièvre. Embrassades, rires. J’avais devant moi un gamin heureux de croiser son «grand frère».

«Ce que les gens ne savent pas, c’est que Vigneault m’a encouragé non seulement à mes débuts, mais pendant toute ma carrière, confiait Lelièvre, quelques minutes après l’accolade. Il a produit mes premiers spectacles, mon premier disque, il a publié mes quatre premiers livres…»

Depuis quelque temps, la vie est heureusement douce au cour de l’artiste. Il en va ainsi, dit-il, depuis qu’il a franchi la cinquantaine. Les choses se sont mises à bouger en 1994, lorsqu’il est allé quérir le Félix de l’auteur-compositeur de l’année (pour Qu’est-ce qu’on a fait de nos rêves?) et que la salle a bondi de joie.

«C’était mon premier trophée. Je crois que les gens ont voulu me dire que c’était mérité. Enfin, j’pense… Puis il y a eu ma fête aux FrancoFolies (1995), mon roman, qui s’est très bien vendu; puis mon premier contrat avec Gestion Son et Image (la maison de production où butinent Lavoie, Ferland, Vigneault, autrement dit, sa «parenté»). Je suis porté par ça. J’avoue que ça fait du bien de se sentir aimé; mon parcours n’a pas été évident…»

Certes, Lelièvre n’a jamais fait de grandes vagues, ni déchaîné des tempêtes; mais il a toujours eu sa cohorte de fans. «C’est vrai, mais il faut aussi renouveler son public. Ça fait quelques semaines que je suis en tournée. Est-ce à cause du roman? Des nouvelles chansons? Mais je sens une ferveur, surtout de la part des jeunes.»

Il parle, bien sûr, de ceux et celles qui n’ont pas connu Marie-Hélène, Old Orchard, Le Chanteur indigène, et qui découvrent un homme qui a travaillé d’arrache-pied sans rien concéder ou presque (je fais référence à Lignes de cour) aux lois du marché. Comme Neil Young, dis-je. «Comme Dexter Gordon, le saxophoniste du film Round Midnight, répond-il. Mais moi, je ne suis pas pur comme eux. Je suis même très impur! (rires) Si l’on analysait ma carrière, on trouverait, comme dans n’importe quelle démarche artistique, deux ou trois chansons pour essayer de pogner. Pourquoi ça n’a pas fonctionné? Je me suis souvent posé la question. Il n’y a pas eu de méchant dans mon histoire, quelqu’un qui aurait essayé de me mettre de côté. Peut-être est-ce simplement dû à un manque de timing. Mais, un jour ou l’autre, il faut bien être de son temps. Peut-être que pour moi, c’est maintenant», conclut-il en s’esclaffant. «Y a pas plus beau métier / Mais te voilà chanteur / T’as voulu faire l’artiste / Pourquoi chercher ailleurs» (Le Plus Beau Métier, 1998).
Lelièvre sera accompagné du batteur Gérard Masse et du contrebassiste Vic Angelillo. Le saxophoniste Richard Beaudet se joindra au trio.

Le 11 novembre
A la maison de la culture Frontenac