Hanna Schygulla : Entre deux hauts
Musique

Hanna Schygulla : Entre deux hauts

On l’a connue – et reconnue – comme actrice, avec Godard, Ferreri, Wajda, Saura, mais surtout, Fassbinder. Aujourd’hui, elle chante, et c’est encore du Fassbinder qu’elle interprète. A la vie, à la mort.

Elle est, comme on dit, une un personnage emblématique. Véritable figure de proue du nouveau cinéma allemand des années 70, elle fut l’égérie du regretté Rainer Werner Fassbinder, pour qui elle incarna Maria Braun, Lili Marleen, Effi Briest et une pléiade d’autres personnages mémorables. Bien qu’elle corresponde à un certain archétype de l’actrice germanique, Hanna Schygulla ne s’est pas limitée à l’Allemagne: Godard, Wajda, Ferreri, Saura et Branagh, pour ne nommer que ceux-là, ont tous succombé au visage lunaire et au détachement teutonique de cette digne représentante du septième art européen.
Puis, un beau jour, comme plusieurs actrices avant elle, Hanna Schygulla a délaissé le grand écran pour aller flirter avec la chanson. Un changement de cap qui n’a rien d’un coup de tête et encore moins d’un coup de pub, comme elle l’explique sur la pochette de son unique disque: «Souvent on m’a demandé: si vous pouviez recommencer votre vie, vous seriez actrice à nouveau? (.) Au début, je disais: pourquoi pas? Plus tard je disais: qui sait? Mais au fond, pourquoi prendre le même chemin? Enfin, je disais: j’aimerais être dans la musique. Et, un jour, j’ai dit: pourquoi aurais-je besoin d’une autre vie pour ça? Pourquoi pas dans celle-ci?»

C’est ainsi que d’un geste, motivé par le désir autant que le hasard, Hanna Schygulla a pris le micro. Lors de ses débuts modestes, il y a quelques années, elle hésitait encore à se qualifier de chanteuse, un peu par pudeur et beaucoup par respect pour les autres, les vraies. «Mais maintenant, j’ai assez chanté pour pouvoir y croire!» lance-t-elle avec assurance, jointe au téléphone en Allemagne.

«Au début, j’ai dit ça pour ne pas m’effrayer moi-même et pour ne pas créer d’attentes trop grandes, poursuit la dame. Évidemment, j’ai chanté comme une actrice, en racontant des histoires plus qu’en les chantant. Comme je l’ai souvent dit, je fais des mini-drames, des récits que j’interprète comme quelqu’un se glisse dans un rôle.»

En montant sur scène dans sa nouvelle peau, Hanna Schygulla renoue avec le théâtre, à la seule différence que, cette fois, elle tient son propre rôle. De comédienne jouant les chanteuses, elle est vite devenue chanteuse à part entière, et plus le métier entrait, plus elle arrivait à mettre d’elle-même dans ses interprétations. «Je crois qu’il y a beaucoup plus de moi dans ce récital que dans mes rôles au cinéma», déclare-t-elle.

Autodidacte, elle avoue, presque en s’excusant, être incapable de lire une seule note, ce qui ne l’empêche pas de faire preuve d’une étonnante musicalité. «Vous savez, c’est en chantant que l’on devient chanteuse, pas forcément en suivant des leçons de chant. J’ai toujours appris en faisant; même lorsque je suis devenue comédienne. J’ai commencé par un cours d’acteur, dans lequel j’ai rencontré Fassbinder, mais j’ai abandonné après seulement trois mois parce que je croyais que ce n’était pas pour moi. Un an plus tard, Fassbinder m’a retrouvée et m’a demandé de travailler avec lui, puis j’ai dû remplacer quelqu’un au pied levé dans une pièce de théâtre, et j’ai plongé, sans aucune préparation. Avec la chanson, ça s’est fait de la même façon: j’ai rencontré mon accompagnateur et compositeur Jean-Marie Sénia juste au bon moment, alors que je me disais qu’il serait amusant d’essayer la chanson.»

Poupées russes
Cette rencontre avec Sénia (fidèle compagnon de route qui l’accompagnera au piano lors de son passage à Coup de cour francophone) a donné lieu à plusieurs concerts européens à partir de 1995, ainsi qu’à un album, Chantesingt, sur lequel Hanna Schygulla interprète des textes de son vieil ami Jean-Claude Carrière, ainsi que plusieurs écrits de Fassbinder, qu’elle a adaptés et traduits elle-même.

Album de contrastes et de contradictions, Chantesingt permet à l’interprète d’assumer pleinement sa dualité. A cheval entre Paris et Berlin, ses deux villes d’adoption (elle est née en Silésie, mais chante et parle aussi bien l’allemand que le français), Hanna Schygulla réconcilie son amour de la chanson française et du cabaret. C’est dans cette double appartenance qu’il faut chercher les origines de cette voix unique, trop personnelle et trop honnête pour donner l’impression d’un simple rôle de composition. Hanna Schygulla chante avec passion et conviction, parce qu’elle a toujours aimé la musique. «Ça remonte à la grande chanson française, avec Piaf, bien sûr, qui a déclenché beaucoup de choses en moi. C’est un peu grâce à ses chansons que j’ai eu l’envie d’aller à Paris pour la première fois, comme jeune fille au pair. Il y a eu aussi la Mistinguett, la Fréhel, Barbara, puis après il y a eu Janis Joplin, Nina Simone, Maria Betanhia, Betty Carter. Je n’aspire pas à être comme elles, mais ce sont elles qui me donnent envie de chanter. Leur musique m’habite, et j’espère qu’un jour je pourrai sortir toutes ces influences qui vivent en moi, dans une forme musicale inqualifiable qui ne serait plus nécessairement de la chanson.»

Ce projet «inqualifiable» dont elle parle prendra vraisemblablement la forme d’une collaboration, encore à venir, plus contemporaine avec les fils de Karlheinz Stockhausen, qui témoigne d’une autre facette étonnante de ses intérêts musicaux. En attendant, elle promène son spectacle de chansons existentialistes, sur des musiques faussement rétro où la voix, soutenue par des arrangements parfois inusités, se balade dans un registre étonnamment vaste. «Jean-Marie est comme moi, il est incapable de faire toujours la même chose. Il était pianiste de concert, un vrai virtuose, mais il n’en pouvait plus de répéter les mêmes notes avec une discipline de fer. On s’est tout de suite entendus sur le chemin à prendre; au début, il m’a dit: "Je vais te créer une espèce de forêt musicale", et moi je devais y retrouver mon chemin.»

Pour l’aider à avancer dans cette forêt, elle s’appuie également sur des textes de poètes et d’écrivains (Supervielle, Baudelaire, Peter Handke, Heiner Müller, Gombrowicz, Thomas Bernhard et autres), livrés lors d’intermèdes parlés qui viendront ponctuer son récital. Quant aux chansons, si chacune d’entre elles appelle un personnage particulier, elles sont autant de représentations d’Hanna elle-même. De la violente déchirure du cordon ombilical de la très freudienne Maman. O Maman (du Fassbinder pur jus) à la fin de Mon dernier souper, elle fait le tour d’une vie en quelques textes magnifiques. La cinquantaine rayonnante, elle jette un regard empreint de sérénité sur les années passées et garde bon espoir pour les années à venir. Dans un texte écrit de sa main, elle présente sa démarche comme un assemblage de poupées russes. «Autrefois j’étais dans ma mère / Maintenant ma mère est en moi /Ainsi que dans la grande poupée / Et dans la plus petite / Il y a une plus petite encore / et dans la toute petite / Qui est au fond de la très petite / Il y a le nouveau-né / Qu’on a été / Et qu’on sera toujours / D’un moment à l’autre.»

Hanna Schygulla traîne toutes ces poupées avec elle et, l’espace d’un instant, elle en laisse remonter l’une où l’autre à la surface, sans regrets ni remords. «Ce sont des étapes de ma vie que j’ai laissées derrière, mais qui sont toujours en moi. Je n’ai pas besoin d’être nostalgique puisque je les sens toutes en moi. Mais je ne regrette jamais le passé: je suis trop curieuse du présent et de l’avenir et, par-dessus tout, j’aime trop le changement, les transformations. Je cherche un renouvellement; ce qui m’intéresse dans l’art, c’est le mouvement, les transitions.»

Le rayon noir
De toutes les poupées russes qui composent cette femme complexe, on garde invariablement en mémoire celle de «l’actrice fétiche de Fassbinder». Malgré de nombreuses récompenses qu’elle acquerra plus tard (dont un prix d’interprétation à Cannes pour Histoire de Piera, de Ferreri), Hanna Schygulla demeurera à jamais associée à celui qui en fit une icône du cinéma européen. A la fin des années soixante, alors qu’ils ouvraient tous deux au sein de l’Anti-Théâtre, Fassbinder voyait en elle la future star de ses films et l’imaginait déjà comme «une pierre angulaire, peut-être même une sorte de moteur».

Aujourd’hui, plus de quinze ans après sa mort, l’esprit de Fassbinder vit toujours à travers Hanna, et son travail de traduction et d’adaptation de textes (qui n’étaient pas, il faut le préciser, destinés à devenir des chansons) est l’un des plus beaux témoignages que l’on puisse imaginer.

En jetant un regard distrait sur l’ensemble des chansons de Chantesingt, on pourrait facilement mettre d’un côté les textes ensoleillés et truffés de jeux de mots de Jean-Claude Carrière, qui célèbrent les petites joies quotidiennes; et, de l’autre, les textes angoissés de Fassbinder. Pourtant, si elles s’apparentent parfois à la tradition de la chanson réaliste (l’héroïne d’Acne Vulgaris finit la tête dans un four), ces chansons construites autour des textes du cinéaste révèlent aussi un certain humour qu’on n’associe pas généralement à cet apôtre du désespoir. «Il avait toujours un oil rieur, il se moquait de toutes ces tragédies dans lesquelles les êtres humains se laissent prendre. A mon avis, la tragicomédie et la satire étaient une partie intégrante de son ouvre. Heureusement d’ailleurs, sans quoi, ça pouvait devenir un peu lourd par moments.»

Si elle vit forcément l’absence de son Pygmalion avec une certaine tristesse, c’est sur le ton de la célébration qu’elle lui rend hommage avec Rayon noir, une pièce de son cru à la fois grave et enjouée, dans laquelle elle assemble en une sorte de collage les titres des plus grands films de Fassbinder. «Je voulais montrer qu’on peut se servir de l’humour ou du désespoir comme guide, que l’on trouve toujours ce que l’on cherche à travers ce qui nous manque. La chanson dit: "sans amour, on n’est rien du tout", mais je crois aussi que sans humour, on n’est rien du tout. Plus j’avance en âge, plus je me rends compte à quel point l’humour est fondamental dans les relations entre êtres humains.»

En disant cela, elle laisse échapper un petit rire tellement serein qu’on se sent un peu ridicule lorsque vient le temps de l’interroger sur ses projets d’avenir et sur son possible retour au cinéma. Pour l’instant, Hanna Schygulla chante, et elle attend de voir où la vie la portera. «Je ne pense pas en avoir fini avec le cinéma, il me reste encore à jouer des rôles de vieilles dames, mais j’ai encore un peu de temps pour ça. Je ne sais pas si je crois au destin, mais je sais que je crois au pouvoir du désir. Je pense que le hasard, le destin, est tout simplement la réponse à un désir personnel profond. Ça vient d’un magnétisme dont on ne connaît pas très bien les lois. Je pense que c’est un peu ça, l’acte de création: ça commence avec un rêve, un désir, et puis la vie répond.»

Les 12 et 13 novembre
A l’auditorium du cégep Maisonneuve