

Carole Laure / Lewis Furey : L’appel de la nature
Laurent Saulnier
Après avoir lancé son quatrième album solo et à l’issue de plus de cinquante représentations à Paris, la chanteuse-comédienne débarque à Montréal avec son nouveau spectacle, accompagnée, sur scène, par son compositeur favori.
La première fois, c’était dans leur maison à Outremont. Le couple venait à peine de terminer la préproduction de quelques chansons. Lui, n’était pas trop excité à l’idée de faire entendre des chansons à moitié finies. Elle, était surexcitée à l’idée qu’enfin quelqu’un d’extérieur au projet puisse y jeter une oreille. Honnêtement, ce que j’ai entendu ce soir-là n’était pas des plus impressionnants. Comme c’est toujours le cas lorsqu’on écoute des démos. Trop près de ses influences, le couple n’avait pas encore réussi à se trouver une identité musicale électronique propre.
Quelques mois plus tard, dans leur maison parisienne, nouvelle écoute. L’audition se déroule dans le bureau de Carole Laure. Autour de moi, des centaines de disques: Portishead, Tricky, Massive Attack, évidemment. Mais aussi Craig Armstrong, Archive, Alpha, Lamb, Substances de DJ Cam, Dimitri From Paris, un album du Wu-Tang Clan, etc. Ambiance propice, les chansons évoluent. A ce moment, on commence à sentir où le couple veut en venir. Les pistes de base sont maintenant définitives, mais la voix n’est pas encore vraiment placée.
Plusieurs mois après, c’est au studio Karisma, à Montréal, qu’on se retrouve pour une écoute quasi complète de ce qui deviendra Sentiments naturels, le quatrième album solo de la chanteuse, écrit, composé et réalisé par son compagnon de vie, Lewis Furey, également metteur en scène de la plus récente version de Starmania, qui fait, encore aujourd’hui, courir les foules de l’Europe francophone. En plus de ces deux travailleurs acharnés, on retrouve également en studio le claviériste Jeff Fisher, vieux collaborateur qui a également joué avec Leonard Cohen, ainsi que le Français Mirwais, un ex-membre de Taxi Girl.
Cette écoute est révélatrice. Carole Laure et Lewis Furey ont beau jouer avec la musique électronique, ils sont fidèles à leur univers musical et poétique. Ils ont beau bidouiller avec des machines et triper autour des rythmiques, mélodiquement, ces nouvelles chansons sont de fières descendantes de leurs aïeules. Si la forme change avec le temps, le fond, lui, reste le même. L’écoute en studio est plus que concluante.
Plus ça change…
Depuis le début, l’idée était on ne peut plus claire: faire un disque de chansons en français, mais en se servant des outils contemporains, des rythmes actuels, de ce qui fait triper la chanteuse, qui est aussi comédienne, danseuse, auteure. «Il n’y a pas eu de moment précis où l’on ait consciemment décidé de faire un disque ainsi, résume Lewis. Pour nous, c’est apparu comme une évidence, à cause de ce que Carole et moi écoutons. Tous les disques récents que nous écoutons sont produits avec des nouvelles technologies.»
Dès le départ, avouons-le aussi, tout le monde, de la maison de disques aux journalistes, en passant par les diffuseurs et le grand public, n’a retenu que la deuxième partie de cette prémisse: Au secours, Carole Laure goes techno! En ne portant attention qu’à la deuxième partie de cette déclaration, on est aussi passé à côté de l’essentiel: Sentiments naturels est bel et bien un album de Carole Laure, écrit et réalisé, comme toujours, par Lewis Furey. Tout comme l’était Alibis en 75 ou She Says Move On en 91. Ni plus ni moins. «C’est vrai qu’il y a eu malentendu sur le disque sur ce plan, poursuit Lewis. Mais notre directeur artistique, à l’époque, chez Sony, était fou de ce mouvement de musique électronique. Il était comme un born again christian! Et il était fasciné de voir qu’on travaillait dans ce sens aussi. Mais, tu vois, on s’en fout de savoir comment le disque est fait. L’important, à mes yeux, c’est qu’il touche les gens…»
On n’a retenu que la deuxième partie de la prémisse et oublié de vérifier l’information. «Regarde la liste de collaborateurs, me dit Lewis Furey. DJ Cam, Dimitri From Paris, Shazz, etc., tous ces gens, c’est Carole qui les voulait. Elle écoutait les disques de ces artistes et voulait qu’ils collaborent à l’album. C’est même elle qui a fait les démarches, qui leur a téléphoné, et tout.»
Et rappelons également qu’à l’époque où Carole Laure a mené ses tractations, DJ Cam venait à peine de lancer Substances, son deuxième album, et que Dimitri From Paris était encore inconnu du grand public, son premier compact venant tout juste d’être mis en marché. Mais, déjà, Carole Laure était à l’affût de ces nouveaux visages et de leurs nouveaux sons. «Tu le sais, j’ai toujours écouté beaucoup de musique, renchérit Carole. J’ai cette passion depuis que je suis toute petite. J’étais au piano à sept ans, et je vis avec un musicien. Cela dit, j’évolue aussi avec mon temps. Le choc du trip-hop, je l’ai eu avec le premier album de Massive Attack. Puis, se sont enchaînés Portishead et Tricky. Leur son m’a complètement fascinée. Leur créativité m’a fascinée. Pour moi, toute cette musique est très visuelle, très cinématographique.»
«Je trouve qu’on vit une ère musicale extrêmement riche parce qu’il y a beaucoup de productions maison. L’important, pour moi, ce ne sont pas les ordinateurs ou quoi que ce soit. L’important, c’est qui fait quoi. La constante, chez moi, c’est Lewis. Qu’il procède par les ordinateurs, comme ce fut le cas avec Sentiments naturels, ou qu’il fasse un album comme Alibis, c’est toujours le même arrangeur, le même auteur. Travailler avec les ordinateurs a donné une plus grande force à l’album parce que ça coûte moins cher, donc on va plus loin dans la recherche. Grâce à ces machines, si tu veux un orchestre à cordes, tu n’as pas qu’une journée pour enregistrer. Cette manière de travailler t’ouvre toutes les portes à toutes les sonorités. Tu peux faire ce que tu veux, mais l’important, je le répète, c’est qui joue avec ces machines. Donc, ça ressemble évidemment encore et toujours à du Lewis Furey.»
Il faut aussi dire, même si Carole donne beaucoup de crédit à Lewis, que rarement elle n’aura autant participé à l’élaboration d’un disque. Non seulement grâce au travail sur les ordinateurs qui permettent de recommencer mille fois et de changer des choses chaque fois sans que cela coûte un bras au producteur, mais aussi parce que la chanteuse a écrit quelques textes. Celui de la chanson Sentiments naturels, celui de Ma différence, et celui de Garçon doré en collaboration avec Lewis. En plus de participer à l’écriture de la musique de Passe de toi. «A l’époque d’Alibis, Lewis écrivait en anglais et on adaptait ses paroles en français. Cette fois, je l’ai forcé à écrire directement en français dès le départ. Ce à quoi il m’a répliqué: >Mais pourquoi tu n’écris pas, toi aussi?> J’ai essayé. La première a été Sentiments naturels. Ça s’est donc fait naturellement.»
«En musique, on est forcément sincère, croit Carole Laure. Chanter est un acte tellement fort. Et la musique colore les mots, c’est un "grossisseur" d’émotions; moi, je trouve ça extraordinaire. J’adore chanter. Ce n’est pas petit pour moi, chanter.» Et, croyez-moi, quand Carole Laure dit ça, elle est aussi très sincère. «J’ai besoin de la scène pour me ressourcer et progresser. Lorsque je chante, je ne suis pas dans un rôle. Je me mets dans une situation de don complet. Même si je chante mes albums, j’aime que mes spectacles soient mis en forme. Là, je vais te dire, j’ai une peur terrible de le faire à Montréal. Parce que dans sa propre ville, il y a un trac supplémentaire. Cela dit, j’ai aussi très hâte…»
Plus c’est pareil…
Même si l’emballage musical a évolué, l’univers de Carole Laure et Lewis Furey reste donc le même. La nuit y est encore omniprésente. La sensualité aussi. Pour ne pas dire la sexualité («Très sexuel, dit la chanteuse. Probablement même l’album le plus sexuel que j’aie fait.»). Et on est toujours au bord de la folie. «C’est ma lutte permanente. Je suis comme ça. Je sens les choses ainsi. Je suis comme ça dans la création. Oui, borderline. J’ai toujours été attirée vers le côté extrême de certaines choses: la sensualité, la sexualité, la perte d’identité, etc. J’ai certainement au fond de moi une grande violence. Il y a eu dans ma vie des moments très dramatiques, et c’est ma manière de les exprimer ou de les exorciser. Pour moi, l’art est fait pour fouiller l’âme, la personnalité.»
Si pour Carole Laure la richesse d’un travail artistique vient des questions posées plus que des réponses obtenues, le sien, pour qui se donne la peine d’écouter une chanson comme Ma différence, est assez colossal. «Pour moi, cette chanson est la plus dure et la plus triste de l’album. Pour moi, cette chanson représente l’extrême du sentiment que l’on éprouve lorsqu’on se sent abandonné. Qu’est-ce qu’on fait à ce moment-là? Je me tiens droite comme une flèche et je continue à avancer comme si de rien n’était? Je peux faire n’importe quoi avec n’importe qui de n’importe quelle manière, je m’en tape? Même mes propres mains vont se poser sur moi et je ne les sentirai même pas? Cette chanson a une réelle froideur, presque morbide. C’est aussi une chanson de fin de siècle. Comme si on avait peur de perdre son identité, ce qui fait son charme par rapport à l’autre, sa différence. Comme si on était tous devenus un peu des machines. J’ai de la difficulté à te l’expliquer, mais, lorsque je la chante sur scène, je la sens tellement.»
Les représentations du spectacle, également intitulé Sentiments naturels, ont débuté il y a un peu plus d’un an, à Paris. Dans la capitale française, Carole Laure, Lewis Furey, Vic Emerson (oui, oui, celui qui a collaboré avec, entre autres, Bashung) et le danseur Claude Godin sont montés cinquante-trois fois sur scène («Et ceci sans l’appui de ma maison de disques puisqu’il n’y avait personne en place.»). Ce qui représente quand même autour de cinquante mille spectateurs. «Et c’est le bouche à oreille qui a fait ce succès.»
Et oui, Sentiments naturels marque également le retour sur scène de Lewis Furey. C’est la première fois depuis une quinzaine d’années. «Pour moi, ce disque est très personnel, très intime, dit Furey. Ç’a été un travail sur le couple, mais aussi de couple. Ça nous a donc semblé une évidence – autant à Carole qu’à moi – que je sois aussi là, sur scène. Je suis assez présent, d’une manière très discrète, sur le disque, et je suis pareil dans le spectacle.»
Habitué à la direction de chanteurs avec Starmania et les spectacles solos de Carole Laure, Lewis Furey revient sur scène, histoire de goûter sa propre médecine: «La première fois, à Paris, j’étais vraiment nerveux. Encore aujourd’hui, il m’arrive régulièrement de l’être. Mais c’est une bonne nervosité. Je n’irais pas cependant jusqu’à dire que j’y prends vraiment goût. Honnêtement, je ne sais pas encore… J’essaie aussi de ne pas en faire une montagne: je suis là, je monte sur scène, je chante. Je prends ça assez cool. Je ne suis quand même pas Jacques Dutronc qui fait un grand retour sur scène. Je m’insère simplement dans le spectacle de Carole. Comme elle le faisait à ses débuts dans mes spectacles.»
De là à envisager la possibilité de remonter un spectacle sous son nom, il y a une marge que Lewis Furey ne veut pas encore franchir. «Peut-être. Je travaille mon piano. Et ma voix. Je crois que je suis devenu plus sérieux en arrêtant de fumer. Je fumais vraiment trop. J’essaie de ne pas faire tout un plat. Ça vient, ça aussi, d’une manière naturelle.»
Après cette série de spectacles, la prochaine fois que l’on aura des nouvelles de Carole Laure et Lewis Furey, ce sera par le biais du grand écran. Ils ont tourné, au cours de l’été, à Montréal, Beyond Mozambique, d’après une pièce de l’auteur canadien George Walker. Le montage débute à peine à Paris. Avec une date de sortie pour l’instant indéterminée. Mais ça, c’est déjà une autre histoire…
Du 9 au 12 décembre
Au Cabaret