Les Colocs : Extérieur nuit
Musique

Les Colocs : Extérieur nuit

Avec le temps et les disques lancés, le groupe le plus populaire du Québec prend de plus en plus d’épaisseur. Désormais, on ne peut plus parler des Colocs uniquement comme d’un groupe de party. Les dimensions s’ajoutent, mais le plaisir reste intact.

Cette confiance en soi relativement récente est probablement le plus important changement survenu chez Dédé Fortin depuis notre première rencontre, quelques mois avant la sortie du premier album des Colocs, il y a cinq ans. A l’époque, Dédé doutait de son talent, de son groupe, de son impact. Aujourd’hui, cinq ans plus tard, l’énorme succès de Dehors novembre, le troisième album du groupe, écoulé à plus de quatre-vingt-dix mille exemplaires, sur la base d’un seul extrait radio, la contagieuse Tassez-vous de d’là, le rassure profondément. «Quelqu’un me faisait remarquer ça, l’autre jour: c’est rare – et c’est le fun – que le succès de l’été soit une chanson québécoise.» Le succès de l’été. Il ne s’est pas passé une journée sans que cette chanson soit matraquée sur toutes les radios du pays.

Chercher la faille
Ce qui étonne dans le cas de Dehors novembre, c’est qu’il ne s’agit vraiment pas d’un album facile, hop-la-vie, fait sur mesure pour plaire au plus grand nombre. La mort y est omniprésente. Il se dégage de ce disque une réelle tristesse, un malaise profond, une difficulté de vivre avec toutes les merdes qui nous tombent dessus.

Il serait trop évident de mettre ça sur le compte du décès de l’harmoniciste du groupe, Pat Esposito, survenu il y a trois ans, des suites du sida. Mais c’est un élément important dans l’histoire du groupe, qu’il ne faut pas passer sous silence. «Une chanson comme Dehors novembre est directement inspirée de ça. Alors que Pat était malade et ne pouvait plus jouer avec nous, on est partis pour un show ou deux en région, et je m’imaginais être à sa place: couché sur un lit, à ne pouvoir rien faire. Juste attendre. Mais il n’y a pas que lui dans cette chanson, il y a beaucoup de moi. Une phrase comme "La planète tourne, est pas supposée tourner sans moi", c’est uniquement moi. Pat, je crois, n’aurait jamais pensé ça…»

Mais il n’y a pas que le décès de Pat qui soit survenu dans la turbulente vie des Colocs au cours des dernières années. Depuis Atrocetomique, leur deuxième disque, le groupe a beaucoup changé. Pat est disparu, le contrebassiste Mononc’ Serge poursuit une carrière solo, et le batteur Jimmy Bourgouin a rangé ses baguettes. Des Colocs originaux, il ne reste que Dédé, et Mike Sawatzki, guitariste émérite, qui a compris le blues et ses multiples dérivés. Le troisième membre officiel, le bassiste d’origine belge André Vanderbiest (ex-Frère Brozeur), est Colocs depuis maintenant trois ans. «L’autre jour, avec Mike, on se disait que le jour où l’on ne travaillera plus ensemble, Les Colocs n’existeront plus en tant que groupe.»

Il serait cependant faux de croire que ce sont ces départs successifs qui ont fait de Dehors novembre un disque plutôt sombre. C’est uniquement Dédé Fortin. C’est ce qui se passait dans la tête de Dédé. C’est ce qu’il est allé chercher au fond de lui. «Je pourrais te dire n’importe quoi, mais, honnêtement, je n’ai aucune idée du pourquoi la mort est si présente dans ce disque. Je pourrais mettre ça sur le dos de Pat, mais ce ne serait pas complètement vrai. Même si Pat est la première personne que je connaissais vraiment bien et qui est morte.»

Pour comprendre n’importe quel être humain, qu’il soit chanteur ou menuisier, il faut chercher la faille. Pour la première fois devant moi, Dédé a entrouvert cette porte. «Je devais avoir vingt-trois ou vingt-quatre ans. Je venais de finir un rush de fou pour une série de vidéos, et je me suis tapé un burn-out. Un vrai. Je n’avais plus le goût de rien. Je ne comprenais plus rien. Je regardais le monde manger, et je me demandais pourquoi. Quel était ce geste de mettre de la nourriture dans sa bouche?»

«Je vais te donner un conseil: quand tu vas chez le médecin, et que tu es vraiment déprimé, lorsqu’il te demande si tu as encore le goût de vivre, réponds oui. Sans hésiter. Parce que si tu dis non, tu ne sortiras pas de l’hôpital. Ils vont te garder un dizaine de jours. Sous observation, qu’ils disent. Ils vont te mettre dans une aile avec des gens qui ne sont pas complètement là. Un jour, j’ai essayé de m’enfuir. Je me suis fait pointer du doigt par une patiente: "Hey, lui, il s’en va. Attention." Je te jure, c’est vraiment pas drôle. Une chanson comme Tout seul vient de là. De cette expérience, de cet état d’esprit. De ce problème.»

Sur cette faille, Dédé ne s’étendra pas. A la façon dont le sujet avait été amené, je ne pouvais pas y revenir. Tout ce qu’il a dit sur cette période extrêmement difficile de sa vie est là, sous vos yeux. Peut-être n’en parlera-t-il plus jamais. Non pas que ça semblait le forcer d’en parler. C’est venu naturellement; et c’est reparti comme ça aussi. Il ne fallait pas le brusquer, je ne l’ai pas fait. Aurais-je dû? Probablement. Mais j’aimais mieux que ça vienne de lui. Je respecte trop Dédé pour tenter de lui soutirer autre chose sur ce dur moment qu’il a dû passer.

Sauf que cette faille peut aussi expliquer bien des choses. Comme le fait que Dédé excelle dans les chansons tristes. Le Répondeur, sur Dehors novembre. Juste une p’tite nuitte, sur le premier album du groupe. Des chansons tristes, mais tellement sincères. Des chansons qui font de Dédé Fortin un détecteur d’émotions très puissant. Qui font de Dédé Fortin un des rares auteurs-compositeurs (va-t-on un jour le reconnaître comme tel?) qui sait être émotif, presque pleurnichard, en évitant soigneusement le dangereux écueil du sensationnalisme malsain.

Engagement
Dehors novembre, sans qu’il soit conçu ainsi, replace aussi les choses dans une plus juste perspective pour Les Colocs. Alors qu’on a longtemps parlé du groupe comme étant l’un des meilleurs party-bands en ville, on se rend désormais massivement compte que Les Colocs sont aussi plus que ça. Bien sûr, assister à un show des Colocs restera toujours quelque chose d’éminemment festif, mais il faut aussi dorénavant voir le groupe sous un autre angle. «Honnêtement, je ne peux pas te dire qu’on le savait avant de faire le disque, assure Dédé Fortin. Mais, après l’avoir terminé, Mike et moi, on s’est regardés, et c’était clair: même si certaines chansons sont très entraînantes, on savait que ce n’était pas un disque de partys.»

En fait, Dédé semble très à l’aise avec cette nouvelle situation. «C’est sûr que ça fait plaisir quand les gens te disent que ton groupe est un bon party band. Mais, en même temps, on n’a jamais été juste ça. Des gens l’ont toujours su. D’autres le découvriront peut-être avec ce disque. Mais quand tu écoutes notre premier disque, tu ne peux certainement pas dire que des chansons comme Julie ou Passe-moé la puck sont uniquement des chansons de partys. Les textes de ces chansons ne sont pas seulement drôles ou joyeux.»

«En plus, si on était juste un party band, je ne crois pas qu’on aurait autant de demandes de shows-bénéfice. On en reçoit pour toutes sortes de causes. Et des bonnes: le sida, les jeunes, les sans-abri, la lutte contre le chômage, etc. Si les gens pensent à nous pour ce genre d’événements, c’est qu’ils doivent trouver qu’on dit quelque chose là-dessus dans nos tounes, non?»

Effectivement, Dédé est aussi l’un des rares artistes de sa génération à s’impliquer dans ses gestes et dans ses textes. Avouez (sans rien leur enlever, bien évidemment) que les préoccupations sociales directes ne sont quand même pas au centre des ouvres de Daniel Bélanger, Jean Leloup, Éric Lapointe, Kevin Parent ou France D’Amour (et la liste pourrait être bien plus longue). Fortin, lui, s’implique. En allant même jusqu’à être l’un des principaux intervenants lors de la dernière campagne référendaire, alors qu’il militait au sein des Artistes pour la souveraineté.

Étrange de parler de ça alors que Les Colocs viennent de lancer leur album le plus personnel, non? «C’est bizarre, cette expression: album personnel. Tous mes albums sont personnels. Et, en même temps, je ne crois pas un seul artiste qui prétend être sur scène exactement comme dans la vie. C’est, d’après moi, impossible. Pour te résumer la façon dont je vois ça, je peux te dire ceci: le personnage que je suis sur scène fait complètement partie de moi. Par contre, je ne suis pas que ce personnage de scène. Dans la vie, j’ai indéniablement plus de dimensions que lorsque je suis sur scène. Une chance!»

Chose certaine, Dédé Fortin est un homme d’action. Sur scène, il est une véritable bête, bougeant sans arrêt, esquissant quelques pas de claquettes, jouant de la guitare, chantant, dansant, etc. Attablé au bistro, le matin (matin… il devait bien être midi quand même…) de l’entrevue, il était, cette fois-là, relativement calme, ne gigotant presque pas. «Même l’écriture, pour moi, ça se passe dans l’action, dit-il en rigolant un peu. Je marche beaucoup quand j’écris. Je ne suis pas du genre à m’asseoir derrière un bureau pour écrire des chansons, à chercher absolument la rime. Je ne vois pas ça comme un travail intellectuel, mais quelque chose de physique.»

«Tu vois, dans les premières versions de Tassez-vous de d’là, j’avais un bout – qu’on a finalement remplacé par les couplets d’Alhadji Fall Diouf et Pape Abdou Karim Diouf -, qui était très chanson. Je trouvais que c’était trop bien écrit. Je n’aimais pas ça. Je n’aime pas quand ça fait trop chanson, quand le nombre de pieds est exactement égal d’une ligne à l’autre, quand les rimes sont parfaites. J’aime mieux les gens qui ont des structures qui peuvent sembler boiteuses, mais qui ont des choses à dire.

Le 13 décembre
Au Capitole