

Tendance hip-hop à Québec : Portrait de groupe
Alexandre Vigneault, François Tremblay
Photo : Pascal Teste
Québec est désormais marquée d’un point rouge sur la carte topographique du hip-hop. Pour l’heure, on ne parle que du succès de La Constellation; mais à l’ombre du 47e parallèle, des dizaines de MC’s astiquent leurs rimes et plusieurs D.J.’s font crier leurs galettes de vinyles. Portrait d’une famille élargie au bord de l’éclatement.
«Berceau de l’Amérique, cité fortifiée gardée de MC’s meurtriers, certifiés.»
_ La Constellation
Avec ses banlieues cossues et son air de calme cité européenne perdue en Amérique, Québec n’a rien de ce qui, d’ordinaire, fait les capitales du rap. Pas de ghettos infréquentables, pas d’insolubles problèmes de violence urbaine et pas de batailles rangées entre flics et laissés-pour-compte, sauf parfois à la Saint-Jean_ Pourtant, La Constellation brille. Quelques mois seulement après le lancement de leur album Dualité, Onze et 2 Faces sont les nouvelles coqueluches du hip-hop québécois. Ils vendent des disques par milliers. Ils ont balancé leurs rimes devant les caméras de MusiquePlus, se sont montrés à Flash et ont même fait un saut à l’émission de Christiane Charrette. En termes clairs, La Constellation a prouvé à la province entière que Montréal n’a plus le monopole du rap au Québec.
Dans les sous-sols de Québec, de Sainte-Foy, de Saint-Nicolas ou de Limoilou, des dizaines de MC’s (chanteurs) et de D.J.’s font leurs classes. Ils écrivent des vers, travaillent leur «flow» ou pratiquent des routines de scratching. ¦gés entre quinze et vingt-trois ans, ils carburent au rap français ou ne jurent que par les rythmes et les rimes made in USA. Pour le commun des mortels, ce sont d’illustres inconnus; aux yeux des amateurs de hip-hop de la Capitale, Fra-K, Andromaïck, Northern Exposure, Black Beretta, Tactika ou Vagal’arm sont de vraies petites vedettes. Lors de l’événement Boom 99, qui s’est tenu le 26 février dernier, une douzaine de groupes d’ici ont même accompli ce dont bien des artistes connus sont incapables: remplir le d’Auteuil comme ce n’est pas permis. Environ quatre cents personnes. «Une année record», a annoncé RicoRich, organisateur de ce concert surchauffé.
Né sur la Rive-SudLe rap n’a pas conquis la Capitale du jour au lendemain. Une scène hip-hop locale se développe depuis plus de cinq ans déjà. Même si les noms et les dates s’effacent lentement des mémoires de ceux qui l’ont vue naître, une certitude demeure: la scène hip-hop de Québec n’est pas née dans la ville de Québec même, mais sur la Rive-Sud. C’est en effet dans les environs de Saint-Nicolas qu’on retrouve la trace du premier groupe rap de la région, une sorte de collectif de MC’s à géométrie variable appelé Preshapack.«S’il y a un pionnier du rap à Québec, s’il faut en nommer un, c’est sans aucun doute Souleman, le leader de Preshapack », soutient RicoRich, du groupe Andromaïck. Originaire du Sénégal, Souleman (ou Soul D.) semble être de ces personnalités au magnétisme inexplicable. On en parle avec un respect qui frôle la vénération. Lorsqu’il arrive à Québec, Souleman manie les mots et le micro depuis un moment déjà. Sous le nom de Preshapack, il regroupe et encourage la plupart des MC’s qui deviendront par la suite des figures importantes de la scène de Québec, dont Canox (O’Eternal), Breeze (Good Samaritains) et Koopaz (devenu Onze, de La Constellation). Cela se passait en 1993.+ peu près à la même époque, en plein centre-ville, apparaît un autre ensemble qui fera date: La Structure. Né en 1994, c’est le plus ancien groupe encore en activité à Québec. On y retrouve Luwee le Metroman, considéré comme le plus ancien MC francophone de la Capitale, Saïmon et D.J. Nerve, pierre angulaire du hip-hop à Québec (voir encadré). Et c’est sans oublier Maphobiack, cité par plusieurs comme le premier groupe rap français de la région. Jusqu’en 1996, les spectacles sont rares et se font n’importe où. «Il n’y a pas un coin de toilette qu’on n’a pas occupé à Québec», affirme RicoRich, qui organise la plupart des concerts hip-hop locaux. Tout comme D.J. Nerve et les membres de La Constellation, il se souvient du Tropicana, de L’Extase ou de L’Oxygène, sur la Grande Allée. «+ une époque, on a beaucoup occupé le centre communautaire Lucien-Borne», ajoute-t-il avec un large sourire. Lorsque Souleman repart au Sénégal, en 1995, Preshapack se disloque rapidement. Ses anciens membres partent à droite et à gauche et forment, avec d’autres copains, Andromaïck, Good Samaritains ou encore Eleventh Reflektah, qui deviendra La Constellation.«Ce soir, bal masqué sur la Grande-Allée / Venez défiler, déguisés, tous sont invités»_ La ConstellationRapper à Québec, disent plusieurs artistes, c’est d’abord être aux prises avec une crise d’identité. Le problème, pour eux, ne consiste pas à choisir entre leurs références américaines ou européennes, mais de s’affranchir de l’influence française. Carrément. Depuis l’explosion de la scène marseillaise, les jeunes d’ici n’écoutent plus que du rap hexagonal. Idem pour la majorité des MC’s. Résultat: plusieurs d’entre eux calquent sans détour le discours apocalyptique de leurs aînés des banlieues parisienne ou marseillaise.
«Il ne faut pas se leurrer, avertit 2 Faces, on est à Québec, pas à Brooklyn ni à Saint-Jean-Port-Joli. Il faut trouver un équilibre. Il y a des problèmes ici comme partout, mais il faut mettre le doigt dessus et présenter ce qui se passe.» S’ils veulent représenter la réalité québécoise, croit le MC de La Constellation, les groupes d’ici doivent cesser de «s’en faire accroire», arrêter de refléter un climat de violence urbaine qui n’existe presque pas ici. S’ils n’évitent pas toujours les stéréotypes, les textes de La Constellation témoignent d’un effort d’émancipation: ils parlent de la ville de Québec, de son passé et de son rude climat. Dans l’une de leurs chansons, La Légende, le duo a même réactualisé un conte traditionnel où le diable-violoneux est remplacé par un MC au charisme inquiétant.
Une lutte à finirL’histoire du hip-hop en est une de rivalité clanique. Pensons aux guerres de mots que se sont livrées les rappeurs de New York et ceux de L.A. ou encore à la fameuse opposition Paris-Marseille. Avant même que l’on commence à comparer Montréal et Québec, les groupes de la Rive-Sud et ceux de la Rive-Nord se faisaient déjà la guerre. «C’est comme la mafia, on sait que la rivalité existe, mais on ne la voit pas toujours», ironise Onze, de La Constellation.
On se chicane pour tout et pour rien, pour un bout de scène ou une question de prononciation. Par exemple, les groupes implantés sur la Rive-Nord accusent ceux de la Rive-Sud de «prendre un accent». Et, comme cela se produit souvent, le milieu underground fait des reproches aux artistes qui ont percé.
«Il y a des jaloux, confirme 2 Faces, juste parce qu’on a percé les premiers.» «Il ne faut pas voir cela comme si on avait volé quelque chose, poursuit Onze, il y a plein d’autres bons groupes à Québec et il y a de la place. Notre réussite va aider à ouvrir une porte pour les autres», croit-il.
Malgré les tensions _ qui tendent à disparaître, selon D.J. Nerve _, les rappeurs d’ici ont un objectif commun: mettre Québec «sur la map». Lorsqu’il a participé au volet québécois du championnat D.M.C., à Montréal, Nerve affirme avoir insisté pour que le présentateur dise au moins deux fois qu’il était originaire de Québec. L’accueil fut réservé, paraît-il. «Mais quand j’ai fini ma routine, dit le D.J., ils se foutaient d’où je venais, ils tripaient sur mon cas. Le respect, il faut le gagner.»
Véritables ambassadeurs du hip-hop de la Capitale, La Constellation et D.J. Nerve s’efforcent de faire valoir les talents d’ici. Lors des concerts importants, 2 Faces et Onze invitent parfois les breakers du Qc Rock Crew. De même, sur chacun de ses «mix tapes» indépendants, Nerve invite des MC’s de la région. Son objectif ultime serait d’atténuer les rivalités et de rallier tous les groupes de Québec. «En tant que D.J., je n’ai jamais été mêlé aux guerres de clans. Cela concerne plus les MC’s», précise-t-il. «Marseille, c’est Marseille. Les groupes comme IAM, Fonky Family et 3e Oil s’appuient. Pourquoi Québec ne serait-elle pas juste Québec?»
«La scène hip-hop de Québec est encore jeune, poursuit Nerve. Moi, je veux la faire éclater plus que cela. Les gens croient que Québec est une campagne où il ne se passe rien. C’est faux! C’est en train de devenir beaucoup plus gros que le monde pense…»
D.J. Nerve
«Il n’est pas imposant physiquement, mais tu te souviens de lui lorsqu’il quitte les platines», disent les gars de La Constellation. «+ Québec, il détient le monopole», explique RicoRich. D.J. Nerve porte bien son nom: il est le système nerveux de la scène hip-hop de la Capitale.
+ l’aube de ses vingt-deux ans, Nerve fait grincer ses tables-tournantes depuis un peu plus de trois ans. «J’ai commencé dans des petits bars comme l’Underground et le Tropicana. Je travaillais avec D.J. Kef. C’est le plus ancien D.J. de Québec, selon moi; il m’a montré à mixer et à scratcher au début. Après, je suis devenu fou!», raconte ce jeune homme à la mine grave.
L’élève a surpassé le maître. Nerve figure maintenant parmi les plus grands tourmenteurs de platines de la province. Il est le deuxième meilleur D.J. au Québec, selon le jury du dernier championnat provincial D.M.C. + la fois complexe et mélodique, le scratching de D.J. Nerve a épaté plusieurs de ses pairs. Sa feuille de route est d’ailleurs impressionnante: il a joué avec Shades of Culture, la Fonky Family, les X-Men _ l’un des plus vieux groupes de D.J.’s au monde _ et ses pirouettes sonores sont gravées sur le premier disque de La Constellation. Leader de La Structure, Nerve est depuis peu membre du collectif One Ton et il songe aussi à mettre sur pied son propre crew de D.J.’s avec deux de ses dauphins, Fade Wizard et Science Sens.
Figure emblématique de la culture hip-hop à Québec, D.J. Nerve n’est rien de moins que le noyau de la scène rap de la Capitale. «Si les gens de Montréal voulaient nous mettre K.O., ils devraient d’abord tuer Nerve», explique 2 Faces, mi-sérieux mi-plaisantin. «Mais on va le protéger», prévient-il.