Musique

Djelem : Comédie dramatique

Pour son cinquième anniversaire, Djelem s’offre un troisième album plus éclectique et une longue série de spectacles, dont un passage à l’Anglicane de Lévis. Tout le plaisir est pour nous.

Mon premier conserve de sa Moldavie natale des accents de douce nostalgie et l’archet langoureux des violoneux du monde slave. Mon deuxième, un Ukrainien qui rrrroule les r et possède une moustache à faire baver d’envie le mieux pourvu de nos flics, chante d’une belle voix grave et fait des miracles à la guitare. Ma troisième, Québécoise d’origine et Gitane d’adoption, a de grands yeux pers à s’y perdre et la voix qu’il faut pour évoquer les vastes plaines d’Europe de l’Est. Mon quatrième, lui aussi Québécois, assure la guitare basse et la cohésion de la bande. Mon tout fait vivre et revivre la musique tzigane, tout en lui proposant une légère cure de rajeunissement.

Aux quatre vents
Sergei Trofanov, Anatoli Iakovenko, Sonya Sanscartier et Claude Simard forment le quatuor Djelem, l’une des meilleures formations québécoises du créneau des musiques du monde. Trofanov et Iakovenko, qui ont immigré au Québec au début de la décennie, se sont connus à Montréal et ont depuis fait leur marque, aidés en cela par Claude Simard, qui connaît comme sa poche les rouages de l’industrie et a permis aux nouveaux arrivants d’aspirer très tôt à autre chose qu’aux violonades racoleuses d’un resto tchèque ou polonais.

La gente demoiselle du groupe, introduite au départ comme choriste, allait rapidement démontrer à ces messieurs que l’on peut maîtriser les intonations tziganes sans avoir grandi à l’ombre des Carpates. Devenue membre à temps plein, Sonya Sanscartier occupe désormais les devants de la scène, et on a du mal à imaginer le nouvel album sans l’apport savoureux de sa voix limpide. Le flûtiste Nicolaï Makar, membre de Djelem jusqu’à tout récemment, a pour sa part tiré sa révérence.

La joyeuse équipée en est donc à son troisième disque. Transit, qui succède à Souvenirs (1997) _ que public et critique avaient adoré _, a été réalisé par Claude Simard lui-même et marque, sinon un tournant majeur, du moins une ouverture de la part du groupe. Simard, déjà connu comme réalisateur pour avoir travaillé, entre autres, avec Nathalie Choquette et Marc-André Hamelin, a voulu actualiser quelque peu le répertoire de Djelem et faire davantage de place à la création, ce que les acolytes ont accepté de bonne grâce, convaincus que la formation en était là dans sa progression.

N’ayez crainte, vous reconnaîtrez encore, à l’écoute de Transit, les couleurs du folklore ukrainien, de la complainte russe ou du folk roumain, mais les plaintes mélancoliques sont ici mariées avec une section rythmique plus insistante et des arrangements souvent plus étoffés.

Du troisième album, on a déjà dans l’oreille la chanson Leïla, dont le clip a été réalisé par Charles-Éric Savard, quelqu’un de Québec. La chanson, dont l’air s’infiltre en vous pour n’en plus ressortir, devrait marquer des points cette année. Signée Iakovenko, Leïla témoigne bien du désir d’une musique un tantinet plus accessible, sans toutefois trahir ses origines. Disons qu’on a fait du chemin depuis la parution de Musique tzigane de l’Europe de l’Est (1994), un disque composé exclusivement d’airs traditionnels. Un disque enregistré, à l’époque, en cinq jours seulement: «Ces chansons-là, on les jouait depuis des années», explique Trofanov dans un français encore fortement teinté de l’accent moldave.

Cette fois-ci, la chimie a été un peu plus longue à doser (d’autant que sept des onze titres sont des originaux), mais le résultat, au bout de quelques écoutes surtout, n’en finit pas de séduire.

La bohème
Transit, voilà bien un titre judicieux: «Le transit, c’est une manière de voyager hors frontières. Dans le groupe, il y a trois nationalités, et bien plus encore de sources d’inspiration. Être voyageur en transit, sans tenir compte des frontières, c’est un peu notre cas», souligne Simard. On peut aussi interpréter ce transit comme un passage vers autre chose, puisque l’album ouvre la porte à des métissages musicaux de plus en plus profonds.

Parmi les temps forts du disque, mentionnons la magnifique interprétation de Tisha Navkrugi, un air traditionnel empreint de nostalgie, et la version «cinquième anniversaire» de la pièce Djelem, qui a donné son nom à la formation. Une touche orientale viendra parfois colorer le tout avec bonheur, les meilleurs exemples étant peut-être Passage (Trofanov), L’Émeraude (Simard) ou même Bucarest Bazar, qui nous emmène, pour peu que l’on ferme les yeux, dans l’atmosphère animée d’un marché à ciel ouvert.

Les sonorités sont variées, mais ramenées à une façon particulière de tricoter les influences: «Il était important, pour nous, de ne pas sonner comme un autre groupe tzigane, qui interprète Les Yeux noirs. Que nos auditeurs disent, tout de suite: "Ah! C’est Djelem…"»

La démarche laissera peut-être quelques puristes un brin sceptiques, mais n’est-ce pas propre à la musique tzigane que de continuer à vivre et de prendre les teintes de ses voyages?

En spectacle, Djelem a vite fait de conquérir son public, tant les rythmes scandés de leurs chansons vous restent dans la peau. Comment les musiciens comptent-ils fondre le répertoire qui a déjà fait ses preuves et le Djelem dernière cuvée? «Nous avons une base de fans qui ont beaucoup apprécié les deux premiers disques, alors la première partie du spectacle est consacrée à ces deux albums. Durant la deuxième partie, nous jouons les nouvelles pièces. Nous ne renions absolument rien ni aucune pièce, donc, mais le spectacle traduit l’évolution qu’a connue le groupe.»

On remarquera, ici et là, une basse et des percussions qui donnent plus de poids à l’ensemble: «Il fallait développer un son plus adapté aux grands festivals. Nous faisons maintenant des grandes scènes, où il est important d’avoir un matériel un peu plus costaud. Ça ne fait pas de nous un groupe de rock, mais maintenant, on n’a plus peur de faire n’importe quelle scène importante.»

Djelem a désormais ses entrées au cinéma. Cinq pièces, dont deux figurent sur Transit, se retrouvent sur la trame sonore du film Le Dernier Souffle, qui met en vedette Luc Picard et a été lancé il y a quelques jours. Une collaboration fructueuse: «Richard Chiupka, le réalisateur du film, avait acheté Souvenirs, le deuxième disque de Djelem, et l’avait beaucoup aimé. Il est venu nous voir, ensuite, nous demandant s’il pouvait partir avec quelques-unes des chansons, dont notre interprétation du Bozo de Félix, pour son film. Nous avons été extrêmement touchés, mais je lui ai tout de même proposé d’écouter les nouvelles pièces. Il n’a pas été déçu», raconte Simard. Parmi les chansons retenues, on trouvera même une version tzigane du Frédéric de Claude Léveillée. Ça promet.

Longueur d’ondes
L’intérêt populaire pour les musiques du monde, qui, loin de s’essouffler, semble faire boule de neige, n’y change rien: ces musiques demeurent les laissés-pour-compte de la radio: «Aucune radio privée ne nous diffuse. Il y a une petite place pour nous à Radio-Canada, nos clips qui passent de temps en temps, mais ça s’arrête là. Tout ça à cause des quotas francophones, qui ont grimpé à 65 %, ce qui est très bon, mais pas pour nous. Comme musique non francophone, nous rivalisons avec les Elton John, Céline Dion et Brian Adams», déplore Simard. Mais loin de remettre en question la place accordée au français, il soutient simplement que la politique des quotas pourrait être plus nuancée: «Comme producteur, je suis complètement d’accord pour encourager la musique francophone, mais j’ai l’impression que certains intervenants ne se sont pas rendu compte du tort que ça pouvait nous faire. Même Gypsy Kings ne tourne plus à la radio… Mais bon, c’est comme ça; il nous reste la scène!»

La scène, voilà bien le territoire de prédilection d’un groupe comme Djelem. Pour le cinquième anniversaire, on peut s’attendre à des prestations haut en couleur. Une chose est certaine: le vendredi 23, à l’Anglicane de Lévis, ce sera la fête de tout le monde. L’envie sera forte de s’envoyer un verre de vodka derrière la cravate et de laisser l’esprit vagabonder jusqu’en quelque modeste fief des contrées de l’Est, là où la musique ne meurt qu’au petit jour.

Djelem, ça veut dire «Allons-y!». Pourquoi ne pas faire vôtre cette devise?

Le 26 mars
À l’Anglicane
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