Alanis Morissette : La voix du bon Dieu
Musique

Alanis Morissette : La voix du bon Dieu

En attendant de la voir incarner Dieu au grand écran, la chanteuse canadienne est en pleine tournée mondiale, pour faire suite à la parution de son quatrième album, nécessairement moins populaire que son illustre prédécesseur.

Fondamentalement, tout exercice du genre est casse-gueule. On ne se relève pas d’un succès comme Jagged Little Pill, écoulé à près de trente millions d’exemplaires dans le monde. Pendant un certain temps, chez Warner, la compagnie qui distribue les produits de l’étiquette Maverick, propriété de Madonna, on espérait même vendre deux millions de copies de Jagged Little Pill au Canada seulement. C’est dire à quel point ce disque a engendré une véritable folie.

Le délire était exactement le même aux deux pôles. La compagnie de disques, qui voit en lui un succès historique et qui veut toujours en vendre plus, mettant non seulement du beurre sur son pain, mais aussi de la confiture, de la marmelade, du beurre d’arachide et – question d’ajouter une saveur locale – une bonne dose de Map-O-Spread.

À l’autre bout du spectre, chez les fans, le délire allait en augmentant. Rien qu’à Montréal, la chanteuse originaire d’Ottawa est passée par le Café Campus, le Métropolis et le Centre Molson, afin d’assouvir cette soif. Elle a lancé un grand nombre de singles et même une vidéocassette, pour satisfaire tous ceux qui n’auraient pas eu la chance de la voir en concert ou de lire suffisamment d’entrevues avec elle.

Une fois l’opération Jagged Little Pill terminée, Alanis Morissette n’avait plus guère de secrets. On savait tout de son passé peu glorieux de teen-idol, alors qu’elle chantait des sottises pour nourrir les FM canadiennes. On a tout appris de sa rage intérieure et de la difficulté d’être une jeune femme dans les années 90. On a aussi tout découvert de ses nombreuses descendantes: une flopée de jeunes filles qui n’auraient fort probablement jamais enregistré un seul disque n’eût été du succès de Jagged Little Pill: de Meredith Brooks à Tracey Bonham, en passant par Kim Stockwood et Shirley Manson avec Garbage; nommez-les, elles doivent certainement une partie de leurs redevances à Alanis (sinon, faire le chèque à l’ordre de Tori Amos, S.V.P.). Deux ans plus tard, résultat de ce mouvement de rock de filles sur les palmarès américains: plus aucune n’y figure. Même pas Alanis…

«Tout ce mouvement de "filles dans le rock" me fait rigoler, assure Alanis. Je n’ai pas l’impression que les gens achètent un disque juste parce que c’est une fille qui chante. On achète un disque parce que c’est précisément celui-là que l’on veut entendre. Le concept même de "filles dans le rock> m’étonne parce qu’il n’y a jamais eu de "gars dans le rock". J’en viens à espérer que l’industrie du disque suivra le mouvement général, qui va du féminisme à l’humanisme…»

La route des Indes
Quand on s’est dévoilé à ce point à travers les médias du monde entier, que reste-t-il à faire? Rien, justement. S’éclipser. S’en aller. Se cacher. Tenter, par tous les moyens possibles, de se faire oublier. Une opération loin d’être évidente lorsque sa tête a été affichée sur toutes les couvertures de tous les journaux du monde occidental. Alanis Morissette a choisi – entre autres – d’aller en Inde. Et aujourd’hui, ce pays fait partie de ses premiers remerciements, dans la chanson Thank U, premier extrait de l’album Supposed Former Infatuation Junkie, à l’automne 98.

«Une des choses qui m’ont frappée en Inde, c’est que les gens n’ont pas le même rapport au corps. Ici, on considère notre corps comme étant quelque chose de superficiel, presque une décoration. Là-bas, le corps est un instrument qui transporte l’âme. Là-bas, ils n’ont pas peur comme en Amérique du Nord de regarder un étranger dans les yeux. Je me suis sentie bien connectée avec tous ces gens, simplement grâce à ce contact visuel. De ce fait, je ne me suis jamais sentie seule en Inde. Lorsque je suis revenue à Los Angeles, après ce voyage, j’ai eu l’impression d’être vraiment seule au monde. Ce contact me manquait terriblement…»

«Cela dit, Thank U n’est pas non plus une chanson uniquement sur l’Inde. C’est surtout une chanson sur le fait d’être malade, mais aussi sur la façon dont les médecins m’ont prescrit toutes sortes de drogues au cours des années, sans nécessairement penser à ce que j’ingurgitais. Un jour, en Inde, je me suis dit: "Voilà, ça suffit." J’ai parfois l’impression que ces médicaments sont très appropriés, mais, en d’autres occasions, je me dis que ces prescriptions sont vite faites bien faites, sans que le médecin ne sache de quoi j’ai vraiment besoin…»

On ne se relève pas, dis-je, d’un succès comme Jagged Little Pill. Pourtant, la vie continue, et il faut bien, un jour, envisager la suite. Il faut recommencer à écrire, retourner en studio, imaginer de nouveaux arrangements, raconter de nouvelles histoires, refaire une pochette, etc. Tout ça pour, au bout du compte, finir par sortir un nouvel album. Qui risque de ne jamais être écouté pour ce qu’il est en lui-même. Qui sera toujours comparé à son illustre prédécesseur, Jagged Little Pill, écoulé – je le répète – à près de trente millions d’exemplaires à travers le monde.
«Pour moi, chaque disque est un genre de polaroid de cette époque de ma vie. Je suis satisfaite lorsque je crois que les chansons représentent bien où j’étais au moment où je les ai écrites. Le fait de prendre plusieurs mois avant de revenir sur le devant de la scène m’a surtout donné la liberté d’écrire sur des bases d’amour et d’inspiration (même si je devais écrire sur la douleur ou la confusion), plutôt que sur une base de peur et d’impatience. Pour moi, un disque est réussi au moment où il est terminé; après, je n’ai plus aucune attentes…»

Et si je me permettais une hérésie totale? Et si je vous disais qu’à part sa longueur vraiment excessive (soixante et onze minutes, cinquante et une secondes), Supposed Former Infatuation Junkie est vraiment meilleur que Jagged Little Pill? C’est Kim France, une journaliste du magazine américain Spin, qui a probablement le mieux résumé la situation et qui exprime le mieux pourquoi le plus récent est supérieur à son prédécesseur, en comparant deux chansons: «Si You Oughta Know était une thérapie du cri primal, Unsent est une thérapie de groupe.»

Voilà la grande différence. Si on n’entrait pas dans le trip d’Alanis Morissette à l’époque de Jagged Little Pill, on ne pouvait s’identifier, pierre angulaire de toute relation fan-artiste. Par contre, nulle nécessité de se mettre dans la peau de la chanteuse pour apprécier Supposed Former Infatuation Junkie. Plutôt que de se mettre elle-même en scène, sur ce plus récent compact, elle n’hésite pas à créer des personnages, à explorer des situations nettement plus universelles que personnelles. Musicalement, Supposed Former Infatuation Junkie est aussi beaucoup plus varié que Jagged Little Pill. Normal aussi. En dix-sept chansons et près de soixante-douze minutes, on peut explorer de plus vastes territoires. On peut aller vers des terrains peu défrichés. On peut tenter des expériences. On peut aller du plus intime au plus planétaire. De la ballade ultraconventionnelle (One, par exemple), à des trucs beaucoup plus lourds (Front Row). Une diversité qui me plaît particulièrement, mais qui peut aussi très bien dérouter l’auditeur. Supposed Former Infatuation Junkie, malgré un côté pop très développé, n’est pas un disque si facile d’approche…

La voix d’une génération
Tiens, autre chose. Depuis quelques années, la musique pop est complètement envahie par les divas, toutes coulées dans le même moule: de Celine à Whitney, en passant par Mariah, Sarah Brightman ou Lara Fabian. Des chanteuses à voix qui n’ont que ce moyen pour se faire remarquer et passer devant les autres sur les palmarès mondiaux.

Alanis, aussi, est une chanteuse hors du commun. Sa façon d’étirer les mélodies, de tourner autour, de mettre sa voix en évidence n’a cependant rien à voir avec les autres divas. «J’ai une très bonne relation avec ma voix, avoue la chanteuse, qui n’a tout de même que vingt-quatre ans. Je suis même parfois remuée par elle. Elle m’étonne aussi: quoi, c’est vraiment ma voix qui fait tous ces sons?»

Chez Alanis, on a toujours l’impression que les mots qu’elle chante sont plus importants que la façon dont elle les chante. Tout simplement parce qu’elle fait partie d’une tradition bien réelle d’auteur-compositeur-interprète, même si treize des dix-sept chansons de Supposed Former Infatuation Junkie sont cosignées par Glenn Ballard, également coréalisateur. Une espèce d’alter ego de la chanteuse. «Grâce à la liberté d’écriture que j’ai, seule ou avec Glenn, j’ai réalisé que les paroles étaient, cette fois, moins narratives et moins compréhensibles, mais ça me va très bien ainsi. Thank U a été l’une des premières chansons composées pour ce disque. Pour n’importe quel songwriter, on revient toujours au même problème: quelles sont les priorités? Dans ce cas précis, je voulais vraiment sortir ce qui était à l’intérieur de moi, peu importe la forme. Il fallait que ça sorte, sans y faire trop attention, ou même sans trop de restrictions.»

«Lorsque j’écris, je ne me demande jamais si je vais trop loin ou pas assez, si je suis trop en colère ou trop triste, ou trop quoi que ce soit. J’écris exactement ce que je ressens. Parfois, je me relis plus objectivement et me demande: "Est-ce que je respecte mes propres limites? Est-ce que je respecte les limites des autres?" Et la réponse, pour moi, est: "Absolument." Même si mes textes sont parfois très détaillés et très spécifiques, j’ai toujours l’impression qu’il y manque des éléments de compréhension et, dans ce cas, je crois que ça respecte tout le monde ainsi que moi-même…»

Mais, comme dans toute équation métaphysique où la somme est supérieure à l’addition des différentes composantes, il est difficile, sinon périlleux de percer le mystère de cette relation professionnelle. Dans un premier temps – et en regardant la chose d’un peu loin -, on pourrait facilement dire que Ballard est le méchant requin de studio, une espèce de mercenaire qui travaille à la solde du plus offrant, n’hésitant pas une seconde à passer d’Alanis à Aerosmith, par exemple. On serait tenté de croire qu’Alanis incarne la pureté et que Ballard est le côté pop, nécessairement moins intéressant, moins créateur.

«Lorsque nous avons composé The Couch, nous étions assis dans le studio, Glenn jouait de la guitare et je chantais. On se suivait l’un l’autre – c’est exactement comme une danse lorsque nous collaborons. Glenn amorce une chanson et je le suis, ou vice-versa. On se bouscule un peu, on se court après, on se cherche. Il n’y a pas de complaisance entre nous. The Couch s’est composée toute seule. Ce que vous entendez est ce que j’ai chanté dès la première fois. La seule différence, c’est qu’au départ la chanson durait quelque chose comme neuf minutes. Nous l’avons coupée, mais le fond – tant sur le plan du texte que sur celui de la musique – reste le même.»

On pourrait croire que Ballard est le Diable en personne, et qu’Alanis est le bon Dieu (rôle qu’elle a d’ailleurs joué au cinéma pour le réalisateur Kevin Smith, dans un film toujours inédit), mais ce serait, je crois, faux. Ce serait oublier qu’Alanis a déjà été une teen-idol qui chantait des niaiseries sur fond de dance cheapo. Ce serait oublier que Supposed Former Infatuation Junkie n’est pas son deuxième album, mais quelque chose comme son quatrième. Ce serait oublier qu’Alanis Morissette, qu’on l’admette ou non, n’est pas la reine de l’alternatif (pas plus que Liz Phair d’ailleurs, mais ça, c’est une autre histoire…), qu’elle a toujours eu ce penchant fondamentalement pop. Et que c’est essentiellement pour cette raison qu’on aime sa musique.

Le 15 mai
Au Centre Molson
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