Depuis vingt ans, il s’occupe de la programmation au Festival International de Jazz de Montréal. Un homme au flair sûr, à l’audace certaine, et qui n’a jamais eu la langue dans sa poche…
Une bonne partie de l’esprit du Festival International de Jazz de Montréal vient d’André Ménard, son principal programmateur. C’est lui, l’architecte de toute la programmation en salle. Lorsqu’on parle d’esprit, on ne parle pas que de spectacles. On parle aussi, un peu, d’une espèce de transfert de personnalité entre le directeur artistique et son événement.
Si le FIJM est un festival populaire, c’est peut-être que Ménard vient d’un milieu ouvrier. Si le FIJM propose un si grand nombre de concerts, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, c’est sûrement que Ménard est aussi un excessif. Si le FIJM ratisse aussi large et ne fait aucune ségrégation entre les musiques, c’est fort probablement que Ménard lui-même est ouvert à tous les genres de musiques, pourvu que la qualité soit présente dans le groupe. Et si le FIJM persiste et signe depuis vingt ans, c’est probablement aussi parce que Ménard est un entêté qui ne considère jamais un «non» comme une réponse définitive.
En vingt ans, qu’est-ce qui a le plus changé dans le  Festival?
  A.M.: Le niveau de connaissance du public. Au début, on vendait  des cartes de membre pour tous les spectacles du Festival. Et  le public accordait des ovations debout à tout le monde, sauf à  ceux qu’il détestait vraiment énormément. Il y avait donc un  grand niveau de crédulité. Il n’y avait pas beaucoup de shows  de ce style qui passaient par Montréal, donc les gens étaient  contents de voir ces musiciens. Il y avait beaucoup de  spontanéité. Maintenant, pour avoir cette même ovation, il faut  que le concert soit vraiment bon. Les musiciens ne peuvent plus  se permettre une performance de routine, sinon ils récolteront  une performance de routine de la part du public…
Ce qui veut aussi dire que en tant que  programmateur, tu ne peux pas, toi non plus, te permettre une  performance de routine…
  A.M.: Pendant plusieurs années, je pouvais effectivement  programmer mon Brésilien de service, et il remplissait sa  salle. Maintenant, ce n’est plus le cas. Cette année, on a  Caetano Veloso, ça va bien marcher, c’est une grande star. Au  cours des dernières années, on a fait Jorge Ben, Marisa Monte  et Djavan, et c’était plus ou moins bon. C’est là que je me  suis rendu compte que ce n’est pas parce que c’est brésilien  que ça va être forcément le fun, festif. Le fait que les gens  fassent massivement et beaucoup confiance à l’événement amène  une certaine responsabilité. Je ne peux plus programmer à  l’aveuglette, c’est bien évident. Mais, il faut aussi garder en  tête un certain développement, un certain éclectisme, qui  n’excuse toutefois pas n’importe quoi. Il faut que l’artiste  ait sa pertinence.
  Le développement, pour le FIJM, a toujours passé par  les shows extérieurs gratuits, non?
  A.M.: Absolument. Holly Cole, par exemple, a chanté dehors.  Colin James l’a fait aussi. Alors qu’aujourd’hui, il pourrait  faire la salle Wilfrid-Pelletier, le fédéral va le présenter  gratuitement dans le Vieux-Port pour la Fête du Canada. Pour  moi, c’est garrocher l’argent par la fenêtre. C’est  complètement niaiseux. On nous a souvent dit qu’on faisait  nous-mêmes de la gratuité, sauf qu’il n’y a pas de stars à  l’extérieur. La seule star qui ait jamais joué dehors au FIJM,  c’est Pat Metheny. Même pour le vingtième anniversaire, on ne  fait pas un grand événement qui pourrait remplir le Centre  Molson.
Au cours des ans, le FIJM a déménagé de l’île  Sainte-Hélène à la rue Saint-Denis, puis au centre-ville.  Depuis l’unification du site, on a l’impression que l’image du  Festival s’est renforcée…
  A.M.: Beaucoup aimaient l’aspect nocturne de la rue  Saint-Denis, mais, à la fin, il y avait tellement de monde dans  la rue, que ce côté n’était plus là. Ça devenait carrément  dangereux. Quand tu te veux démocratique et non sectaire, il y  a une partie de la population qui s’appelle les enfants, que tu  ne peux plus rejeter. L’aspect familial de la fête est devenu  aussi important. Mais, effectivement, le site est devenu le  Festival. À un point tel que, pendant les deux premières années  où l’on était sur Sainte-Catherine, on faisait tout de même des  shows au Club Soda, mais plus personne n’y allait. Comme si  tout s’était cristallisé autour du site.
  Une des particularités du FIJM est son ouverture aux  «autres musiques» que le jazz. Chose que tu t’es fait reprocher  à quelques reprises…
  A.M.: Pour moi, le jazz est une grosse éponge qui absorbe  beaucoup d’influences, mais qui arrose aussi d’autres musiques.  Quand j’entends le solo de trompette de Holding Back the Years,  de Simply Red, ça vient directement de Miles Davis. Je me suis  toujours dit que tant qu’on maintenait, au niveau de la  quantité, assez de jazz reconnu, «pur», juste ça, ça fait un  très bon festival de jazz. Le reste, fermez-vous les yeux, vous  allez voir, ça va très bien passer…
  Cette année, il y a toute une série consacrée aux  D.J.
  A.M.: Dans le fond, c’est une évolution de la série qui était  aux Foufounes, l’an dernier, où il y avait des D.J. dans  presque tous les groupes. Il y a du travail qui s’accomplit de  ce côté qui rappelle ce qui se fait dans le jazz. Les D.J.  travaillent dans un contexte d’improvisation et de création.  Et, parfois, ils peuvent aussi se tromper. Comme tous les  groupes de jazz. L’exploration des sonorités – même si c’est du  bidouillage électronique, plutôt que de l’instrumentation  traditionnelle – est vraiment intéressante. Cela dit, il faut  aussi préciser que je me suis fait beaucoup aider dans la  programmation de cette série par Victor Schiffman (qui  travaille avec Kid Koala, entre autres). Je n’irai pas jouer au  jeune en prétendant que je connais ça mur à mur. Cependant,  j’aime bien aimer ce que l’on présente, et je n’ai aucun  problème avec ce que l’on présente dans cette série cette  année.
  Comme tu sembles te soucier de la démographie du FIJM,  est-ce qu’on peut croire que cette série a également été mise  sur pied pour satisfaire le public jeune qui n’était plus  beaucoup touché par le Festival?
  A.M.: Si c’est le cas, les jeunes ont capté le signal  rapidement puisque, déjà, au moins quatre des spectacles sont  complets. Cette réflexion sur l’âge du public, je ne l’ai pas  faite avec les gens du FIJM, mais bien avec ceux qui organisent  des festivals de jazz en Europe. Nos études démographiques  montrent que nos publics ont tous entre 38 et 42 ans, ce qui  est trop vieux, ce qui n’est pas sain. Mais plusieurs D.J. ont  une volonté de se coller au jazz. Le disque de Carl Craig avec  l’Innerzone Orchestra, c’est jazz pas à peu près. Ceux que nos  audaces de programmation font frissonner devraient jeter un oil  sur le programme du Festival de jazz de Montreux: il y a même  Alanis Morrissette!