Jay-Jay Johanson : Le Nord magnétique
Musique

Jay-Jay Johanson : Le Nord magnétique

Il est grand, blond, timide, suédois, romantique, mélancolique, fan de jazz et de hip-hop. Et il chante comme un ange.

Il y a des moments carrément inoubliables. C’était il y a trois ans. Au cours d’un séjour à Paris, je traîne au Virgin Mégastore, et fais le tour des postes d’écoute. Par hasard, j’écoute les premières mesures de It Hurts Me So, la première chanson de Whiskey, le premier album du Suédois Jay-Jay Johanson: des scratches, un beat langoureux, une nappe de claviers bien brodée, une voix indéfinissable qui semble parfois gênée d’avoir de grands élans romantiques de crooner. «It hurts me so / To see you in that state you’re in / With a tear on your chin / Tell me please what have I done?» L’effet est immédiat. Malgré la dévaluation totale du dollar canadien face à la devise française, aucune hésitation: il me faut ce disque. Pour une rare fois, je ne regrette aucun des quarante dollars que m’a coûté ce compact…

Depuis ce temps, au nombre de fois que Whiskey s’est retrouvé dans mon mange-compact, je l’ai largement rentabilisé. Dans son genre, p0ur moi, ce disque est un classique. Trente-six minutes deux secondes de pur bonheur. Malgré la tristesse, malgré la mélancolie, malgré le malaise évident de l’auteur. Whiskey, aujourd’hui, je le connais par cour. Et je persiste à l’écouter très régulièrement.

Particulièrement So Tell the Girls That I Am Back in Town, une chanson impossible à imaginer de la part de ce grand dadais plutôt mal dans sa peau, à l’air tellement timide. Seule explication, tout cela se passe dans sa tête. «C’est effectivement la chanson qui est sans doute la plus éloignée de moi, dit Jay-Jay, joint à son domicile suédois, alors qu’il travaille à l’écriture de son troisième album. J’ai composé cela lorsque j’étais sur la Côte-Ouest. En sachant très bien que strictement personne ne m’attendait: pas plus les filles que les gars. De là, l’immense tristesse inhérente à cette chanson.»

Malgré les nombreuses qualités (meilleure réalisation, arrangements plus soignés grâce à un budget en conséquence, écriture généralement plus travaillée) de son successeur, Tatoo, rien ne semble vouloir me faire décrocher du disque de la découverte. Pourtant, Tatoo recèle effectivement plusieurs moments de grande joie: She’s Mine But I’m Not Hers (en tout premier lieu), Jay-Jay Johanson (en duo avec Valérie Leuillot d’Autour de Lucie), Milan, Chicago, Madrid, Paris. «She’s Mine est exactement à l’opposé de So Tell the Girls. Cette chanson est puisée quasi directement de mon journal. C’est, avec Lychee, la chanson la plus personnelle que j’aie composée. Malheureusement, sur Tatoo, ce n’est pas la meilleure version. On a fait deux très bons remix, à mon avis, supérieurs en qualité. Attends de voir le traitement que nous lui infligeons en concert, et tu comprendras mieux…»

Scène-o-graphie
J’ai eu la chance de voir Jay-Jay deux fois en spectacle. Même si dans la chanson Jay-Jay Johanson, il se décrit comme entertainer, en concert, il devient évident qu’il est beaucoup plus que ça. «J’ai choisi de dire "entertainer" parce que, mélodiquement, ça allait bien avec la chanson; mais, règle générale, je ne me décris jamais comme ça. En ce moment, dans mon studio, à Stockholm, je ne suis surtout pas un entertainer. Je me sens plutôt comme un cuisinier, ou même un joueur de foot!»

Parmi les nombreuses références auxquelles on fait régulièrement allusion lorsque vient le temps de présenter Jay-Jay Johanson aux néophytes, inévitablement, on ressort des placards les vieux crooners: Sinatra, Chet Baker, etc. Comparaisons que le grand blond réfute tout aussi inévitablement: «Lorsqu’on me compare à Frank Sinatra ou à Chet Baker, j’ai l’impression qu’on évacue complètement tout un pan de mon travail. Parce que, contrairement à eux, je suis également auteur, compositeur, arrangeur, réalisateur, claviériste, programmateur, etc. Mon métier n’est donc pas interprète seulement.»

N’allez cependant pas croire que notre Suédois préféré se croit meilleur que Sinatra ou Baker. Il est simplement à côté. «Et, en même temps, je me dis que chaque fois que quelqu’un a pu découvrir Chet Baker, simplement parce qu’on me comparait à lui, c’est extraordinaire… Mais je crois fermement que les comparaisons en disent beaucoup plus sur celui qui les fait que sur moi. On m’a comparé à tellement de gens: Dean Martin, Morrissey, Dave Gahan de Depeche Mode, etc. Il est bien sûr que lorsqu’on entend une nouvelle musique, une nouvelle voix, il est plus facile d’établir un parallèle avec quelque chose que l’on connaît déjà.»

Faire du neuf avec du vieux
Si le jazz est une des influences premières de Jay-Jay Johanson, l’autre – et probablement à mettre sur un pied d’égalité – c’est le hip-hop. «C’est une longue histoire qui doit débuter au début des années 80, au moment où j’ai acheté mon premier synthétiseur. En même temps, soit de 82 à 86, j’étais D.J. dans la ville où j’ai grandi. Je jouais beaucoup de vieux hip-hop et d’italo-disco, que j’appréciais énormément à l’époque. Je composais également pas mal de hip-hop. Mais, en 84, j’ai vu Chet Baker dans un concert que mon père produisait. Et cela m’a amené à écouter davantage de jazz et, par conséquent, à composer des trucs qui ressemblaient à du jazz, des chansons d’amour plutôt nostalgiques. Mais, honnêtement, je n’ai jamais cru qu’un jour je gagnerais ma vie en composant et en chantant mes propres chansons.»

Ce qui fait que plutôt que d’aller vers une école de musique, le jeune Jay-Jay s’est retrouvé dans une faculté d’art (c’est pourquoi aujourd’hui, il signe lui-même les pochettes de ses disques). «Être créatif, mais dans une autre forme d’art, m’a considérablement aidé à écrire des chansons. Je crois que je n’ai jamais écrit autant que lorsque je fréquentais cette école d’art. Pour interpréter ces chansons, j’ai formé un quartette de jazz. Mais, je trouvais qu’utiliser ce groupe était ennuyant, trop nostalgique, trop old-fashion. Cependant, j’étais trop intéressé par les musiques modernes (le drum’n’bass, le techno, le house, les musiques électroniques) pour en rester là. Je suis donc retourné à mes vieux synthés, à ma vieille boîte à rythmes. Cette fois, les tempos sont devenus nettement plus lents qu’à l’époque où je composais des trucs hip-hop.»

Ce qui nous ramène logiquement aux expériences qui se tentaient, à la même époque, à Bristol, où se tramaient le Blue Lines de Massive Attack ou le Dummy de Portishead. On y retrouve le même genre de hip-hop enfumé, ralenti, embrouillé, décalé, trituré, distancié. «Pour moi, le disque de Portishead est très différent de tout ce qui se faisait en même temps, parce qu’il incluait des choses nouvelles dans la musique pop: les nerfs et les sons des bandes sonores de films, et, plus particulièrement, des films d’horreur. Ces disques eurent de grandes influences sur moi, bien évidemment.»

Ces influences, il y a déjà longtemps que Jay-Jay Johanson les a complètement transcendées pour créer une musique qui lui propre, qui ne ressemble à celle de personne, résolument originale. Une musique à la fois bien de son temps, qui n’aurait pas été possible il y a dix ans, et qui ne sera plus possible dans dix ans; mais qui, simultanément, est, de par son propos, intrinsèquement intemporelle. Une musique tristement romantique, gravement mélancolique. Mais aussi inépuisable qu’attachante. Indispensable.

Le 9 juillet à 21 h
Au Spectrum
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