Jorane : À tout crin
Musique

Jorane : À tout crin

Comme son coup d’archet, le parler de JORANE est franc. Du haut de ses vingt-trois ans, la violoncelliste originaire de Charlesbourg dit et chante ce que d’autres taisent et fait tourner les têtes des bonzes de l’industrie. Rencontre avec une artiste qui se joue des formes et des normes.

Pour toile de fond, les couleurs ensoleillées d’un resto provençal. Au premier plan, une jeune femme qui passe du rire à l’air le plus sérieux aussi vite qu’un archet glisse du grave à l’aigu. Le glissando est impromptu, la personnalité faite de blanc et de noir, de zones d’ombre soudain traversées par des traits multicolores. Le tableau d’ensemble est merveilleusement contrasté, comme son sujet.

Curieux comme cette idée de tableau me poursuit depuis que j’ai cassé la croûte avec Jorane. Tableaux de couleurs vives, tableaux en clair-obscur, tableaux musicaux tout aussi bigarrés. Des tableaux qui débordent un peu du cadre, à vrai dire. Le style? J’opterais pour expressionniste. Certainement pas formaliste, en tout cas. «Je n’ai jamais accepté de me fixer des limites. Pourquoi je le ferais? L’important, c’est de partir d’un point et d’en arriver à un autre. Entre les deux, il peut se passer beaucoup de choses.»

On ne perçoit aucune limite, en effet, à l’écoute de Vent fou, un premier album paru chez Tacca. Vent fou, c’est treize pièces débridées, treize petites peintures aux formes éclatées, dont les teintes s’apprivoisent, plus ou moins lentement, comme toute ouvre dont le dessein n’est pas de plaire à n’importe quel prix.

Tous les refrains du monde
Depuis le début de l’année, ça bouge vite pour Jorane. Après quelques passages télé, quelques spectacles, voilà qu’un embryon de public est déjà formé. La parution de l’album, encore tout chaud, achève de convaincre les sceptiques: il y a bel et bien de la place pour la musique telle que Jorane la conçoit.

Ce Vent fou, elle en a d’abord soufflé mot à Sébastien Nasra, qui en a assuré la direction artistique (il est aussi son gérant). Pour mener le projet à bon port, le tandem allait bientôt enrôler le réalisateur Bernard Falaise, qui ouvre en musique contemporaine. À chaque étape, Jorane croyait un peu plus dans la possibilité de faire les choses comme elle l’entendait. Quand il a été question de production, elle a d’ailleurs pris soin de mettre en garde sa maison de disques: «Avant de signer, j’ai fait écouter aux producteurs des démos plus flyés, pour être sûre qu’ils allaient me suivre jusqu’au bout.» Ce qui fut le cas.

Jorane n’est pas peu fière du résultat. Bien sûr, elle n’échappe pas au jeu des comparaisons. Un peu Tori Amos, un brin Loreena McKennitt, un tantinet Sinead O’Connor, diront les premiers commentateurs de son travail. «Au départ, j’avais l’impression que l’on me comparait à toutes les filles qui chantent! Je trouvais ça un peu déroutant, parce qu’il y a quand même des différences importantes entre ces chanteuses. Puis, j’ai réalisé qu’on me comparait aux auteures-compositrices-interprètes. Il y a peut-être quelque chose de semblable dans l’énergie que nous dégageons en présentant notre matériel.»

Il est vrai que des parentés vocales sont audibles, qu’une certaine attitude libérée de toute contrainte rappelle les plus grandes représentantes du genre. Ce qui est vrai, surtout, c’est que la jeune compositrice n’a pas eu peur de s’éloigner des sentiers battus et rebattus de la chanson québécoise.

Quand on lui demande quelles sont ses véritables influences, Jorane paraît embêtée, non pas que sa démarche en soit exempte, mais l’idée de situer son boulot par rapport à celui des autres ne lui plaît guère. «De toute façon, je ne suis pas seulement influencée par la musique, mais aussi par tous les sons, les bruits que j’entends à longueur de journée.» Devant mon insistance à connaître au moins quelques artistes qu’elle écoute, elle dira un nom: «Tom Waits. Son dernier album est génial!» C’est tout? «Nick Cave, aussi. Mais, pour être honnête, je n’ai pas vraiment le temps d’écouter de la musique, ces temps-ci!»

Trouver sa voix
Curieusement, Jorane s’est mise au violoncelle sur le tard. Admise au cégep en guitare classique, elle réussit très bien mais reluque de plus en plus du côté d’un autre instrument, sensuel, envoûtant, caressant. «J’ai toujours été attirée par le violoncelle, mais ça a longtemps été un instrument inaccessible pour moi. Quand j’ai pu le choisir comme instrument second, j’ai vécu le coup de foudre!»

Dès les premiers coups d’archet, Jorane sent la symbiose possible entre elle et l’objet de sa convoitise. Peu avant ses vingt ans, elle bifurque pour de bon: «Je ne savais vraiment pas où ça allait me mener. À ce moment-là, j’atteignais un niveau intéressant en guitare, mais tout s’organisait pour que j’aille vers le violoncelle». Enfiévrée, elle allait répéter «comme une défoncée». Quelques années plus tard, la symbiose ne fait plus de doute. Jorane semble en plein accord avec cette deuxième voix née au bout de ses doigts.

Puis, il y a eu la découverte de la scène. Depuis son succès au concours Cégeps en spectacle, en 1996, jusqu’aux récentes prestations, la passion a fait son nid. «La scène, c’est le moment de vérité. On a beau se poser mille questions, au quotidien, douter; une fois qu’on pose les pieds sur scène, le reste s’efface. Il faut aller le plus loin possible.»

Et ça porte fruit. Qui a dit que l’industrie du disque ne pouvait s’ouvrir à autre chose qu’à la chanson à recette? Suffit peut-être de diffuser autre chose. «Il y a une foule d’artistes qui font de l’exploration musicale, mais on ne les entend pas. Les radios commerciales ont tellement de directives à suivre, c’est fou. Heureusement qu’il y a Radio-Canada, et les radios communautaires, où les animateurs font tourner ce qu’ils veulent.» Croit-elle en de meilleurs jours pour la musique d’avant-garde? «Oui. Les gens ne savent pas où trouver ces musiques-là, mais quand ils les entendent, ils disent: "Wow, c’est différent! C’est quoi?" Personnellement, j’écoute toutes sortes de musiques. J’en ai besoin, parce que je vis différentes choses, comme tout le monde. Je ne vois pas pourquoi il faudrait se limiter à une seule ambiance musicale.»

Le fil des mots
À l’occasion, Jorane laisse courir sa plume. Elle a écrit tous les textes de l’album (sauf un, Jinx, le seul titre en anglais, co-écrit avec Bernard Nisperos). Oubliez les vers comptés de huit pieds: l’auteure Jorane a pondu des textes très libres, éthérés, empreints d’une incessante quête de liberté. Des textes peaufinés lors de sessions de travail en compagnie de Roger Tabra.

Au fil des mots se profile un retour aux lieux de l’enfance, ou encore un dialogue avec la mort: «Elle était là / Comment avait-elle su entrer chez moi / Me voler ma voix / Elle était là / Elle voulait me prendre dans ses bras» (Dit-elle).

Cela dit, Jorane peut exprimer beaucoup sans les mots: «Je peux me passer de mots, oui. La musique est un langage tellement fort…» Sur plusieurs des pièces de l’album, d’ailleurs, les mots cèdent leur place à un langage inventé, comme dans Sous-marin Marion ou Monsieur Piment (l’une des plus réussies de l’album, à mon avis).

La clé des chants
Jorane, les idées ne lui manquent pas. «Si je pouvais enregistrer un autre album dans quelques mois, je le ferais.» Toujours dans la même veine? «Pas nécessairement. J’ai envie de faire un album sans paroles, un instrumental, un autre au violoncelle solo, pourquoi pas…»

Projets d’une artiste dont le cap se redessine au gré des jours. «Peu importe où ça me mène, en autant que je puisse gagner ma vie en faisant ce que j’aime», conclut-elle d’un ton qui ne souffre pas le compromis.
Peu importe où ça la mène, il se pourrait bien que plusieurs la suivent.

Le lendemain de notre rencontre, Jorane donnait un concert à l’Anglicane de Lévis, coup de départ d’une longue tournée estivale. J’ai su depuis que la soirée avait connu un vif succès. En formation trio pour tout l’été (avec Alexandre Dumas aux guitares et Alexis Martin aux percussions), elle compte bien poursuivre son opération de charme, auprès d’oreilles qui ne demandent pas mieux.

Le 13 juillet, Jorane et ses copains fouleront les planches du d’Auteuil, dans le cadre d’un programme double avec Jérôme Minière. Je vois déjà le tableau: des centaines de personnes éberluées, emportées par un irrésistible vent de folie.

Le 13 juillet
Au d’Auteuil
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