

Nuits d’Afrique : Les nuits fauves
Ralph Boncy
L’équipe qui usine à l’étage du club Balattou nous a concocté une programmation qui semble être l’une des meilleures jamais ficelées. Des stars confirmées de l’Afrique mais, aussi et surtout, deux nouvelles étoiles qui pourraient briller très fort.
Vues d’Afrique? Nuits d’Afrique? La plupart des Montréalais font encore ce lapsus, et mélangent l’événement cinématographique du printemps avec ce festival de musiques africaines qui embarque juste après le jazz, chaque année depuis maintenant treize ans.
Justement, l’été 99 sera très chaud. Nuits d’Afrique marque un grand coup avec une programmation tout feu, tout flamme qui fait preuve de beaucoup d’astuce et aligne assez de gros canons pour convaincre comme il faut les sceptiques habituels. D’abord une envoûtante soirée malienne au Medley avec la grande Oumou Sangaré et l’irrésistible duo aveugle Amadou et Maryam. Le lendemain, le chef d’orchestre le plus bohème de l’Afrique noire rencontre les gnawas du Maroc. Intrigant. Après, ce sont les gars de Dubmatique qui retrouvent leurs vieux complices de Positive Black Soul avec qui ils ont commencé à rapper dans les rues de Dakar bien avant d’arriver à Montréal. Une soirée de hip-hop africain qui devrait remettre quelques pendules à l’heure. Également, l’explosive Angélique Kidjo, le retour attendu de Boukman Eksperyans avec son vaudou rock; bref, beaucoup de points fort ainsi qu’une jolie brochette de talents locaux incluant Michel Cusson et Awana de Côte-d’Ivoire, Eval Manigat bien sûr, Pierre-Michel Ménard, Madou Diarra et Sunroots, le groupe tropical le plus multiracial en ville.
N’empêche que tout festival digne de ce nom vaut d’abord par ses surprises et ses révélations, et celui-ci ne fera pas exception à la règle. Deux voix nous arrivent comme des météores, sur le seuil de l’explosion internationale. Il s’agit de Nder du Sénégal avec son mbalax fusion qui fait fureur, et de Rokia Traoré du Mali qui réinvente la tradition.
Panthère noire
De son vrai nom Alioune M’Baye, Nder m’affirme au téléphone qu’il est né griot: «Mon père était chef tambour-major et Nder désigne la percussion qui sonne le mieux, le plus grand tambour.» Quand il perd son chef d’orchestre à dix-sept ans, on donne à ce garçon musicien ce surnom qui, bizarrement, désigne aussi un oiseau mythique insaisissable. «J’ai vécu des moments terribles avec ma mère», se rappelle-t-il
avant de rajouter que, pour réussir, il faut être un battant. «Je suis un bosseur, je ne sors pas de chez moi.» Aussi, sa carrière va-t-elle devenir un modèle de détermination.
Aujourd’hui Nder est «king» au Sénégal. Depuis son hit Sportif, qui évoque Myke Tyson et enflamme la jeunesse, il a scoré à tous les coups, et ses cassettes se sont vendues jusqu’à des chiffres astronomiques. Quand il a eu la mauvaise idée d’aller faire un tour au marché où était lancée sa nouvelle ouvre, Lennen, sa seule présence a provoqué une petite émeute et la police a dû intervenir. Résultat: cent mille exemplaires se sont envolés en deux semaines, rupture de stock, début d’un mythe.
Parce que sa musique est semblable en certains points à celle de Youssou N’Dour, beaucoup ont vu en Nder un successeur, voire un dangereux rival. Un mbalax moderne, électrique et direct qui chante l’actualité du Sénégal, ses femmes et les valeurs humaines. «Ce n’est pas facile de comprendre notre tempo», me confie-t-il humblement. Sur disque, c’est beau, ça coule, et ça commence à sentir la production de haut calibre enregistrée au studio Marcadet. Mais dans le concert que j’ai vu samedi dernier à Saint-Denis, en banlieue parisienne, la première chose qui m’a sauté au visage, c’est la fougue de ce chanteur à casquette bondissant sur la scène comme une panthère, mais surtout l’extraordinaire énergie de ses huit musiciens enragés et qui en veulent. «Ils sont tous vraiment jeunes, poursuit le leader avec enthousiasme. J’aurais pu avoir d’autres musiciens mais j’ai fait ce choix-la.» Très bon choix. Une musique complètement positive, enflammée, bouillonnante et qui se permet aussi quelques tendresses en prenant des accents zouk dans la pièce My Sister. «Il ne suffit pas d’avoir une belle voix, dit l’interprète avec une certaine candeur. Il faut communiquer avec le public.» Et ça, il sait faire. N Der et Setsima Group ne feront qu’une bouchée du Balattou, le 19 juillet. Il faudra appeler les pompiers et prévoir une supplémentaire.
La gazelle intelligente
La petite Rokia Traoré, elle, évolue dans un tout autre registre. Musique essentiellement acoustique à caractère traditionnel, sa formule orchestrale n’en est pas moins originale dans la mesure où la chanteuse s’accompagne elle-même à la guitare (c’est rare); mais aussi parce qu’elle utilise des instruments rustiques comme la guitare ngoni à quatre cordes, et surtout le balaba, une espèce de grand balafon qui procure à l’ensemble un support harmonique subtil et captivant.
Triple révélation du concours Découvertes de RFI, du festival Musiques métisses d’Angoulême et du dernier Masa africain, Rokia a le vent en poupe depuis la sortie sur le label Bleu de sa première perle Mouneïssa.
Lorsque je la joins sur le téléphone cellulaire de son agent alors qu’elle file sur une route du Nord de l’Allemagne, vers un énième concert dans une ville inconnue, je comprends vite que Rokia est fatiguée, mais qu’elle reste vigilante et parfaitement articulée. «Je ne suis pas du tout «djéli», me dit-elle pour se démarquer respectueusement des griots. Et je ne peux le devenir. Je suis une artiste, je chante, j’écris des chansons. Je tire un grand plaisir et une grande satisfaction de la vie que je mène en ce moment.» Voila qui est clair et net.
Gracieuse et droite comme un i, Rokia défend sa vérité et tout son répertoire original avec une grande sincérité et cette ardeur pure et palpable qui hypnotise le spectateur en moins de temps qu’il n’en faut pour le voir. Des textes d’une grande beauté en effet, écrits dans sa langue maternelle, et servis par une interprète qui se dit influencée par Tina Turner «Sur scène, j’explique aux spectateurs tout ce qui peut être important pour mieux comprendre les chansons», me précise-t-elle. Ainsi, il n’y a plus cette soi-disant barrière de la langue. Et, pour en finir une fois pour toutes avec ces maudites barrières, quelle bonne idée de jumeler Rokia avec Marie-Jo Thério, la rebelle de Moncton, son piano, sa moue et ses cheveux en bataille, au Café Campus, un samedi au début de la nuit? Un gage que l’été sera fauve.