

Diana Krall : Charme
Entre Tokyo et Nanaïmo, DIANA KRALL s’arrête à Québec, histoire de présenter ses nouvelles chansons et de retrouver ses fans. Entretien avec la chanteuse de jazz la plus populaire du moment.
François Tremblay
Diana Krall est installée dans une luxueuse suite du Trump Hotel à Atlantic City. Elle chantera ce soir au chic casino mais, en attendant, elle se repose en faisant des entrevues. D’entrée de jeu, elle avoue être un peu fatiguée, mais ajoute promptement qu’elle ne veut pas se plaindre; d’ailleurs, son blues du samedi va bientôt fondre comme glace au soleil. «Mon copain arrive demain», me confie-t-elle avec candeur.
Depuis la parution de son nouveau disque (When I Look in Your Eyes), en juin dernier, la vie de la chanteuse de jazz la plus populaire en ce moment est réglée comme une opération militaire. C’est sans doute pour cette raison qu’elle n’a pas apprécié que je l’appelle avec un retard de dix minutes (pas le bon code régional et le numéro du casino plutôt que celui de l’hôtel)! Bref, la dame n’arrête pas. Elle a enregistré des chansons avec la légendaire Rosemary Clooney, tourné un clip avec Clint Eastwood, fait des photos pour Vanity Fair et la ronde de tous les talk-shows, de Jay Leno à David Letterman. Sans oublier le blitz promotionnel monstre qui lui a fait parcourir le globe de Paris à Tokyo, en passant par Nanaïmo, sa ville natale, située sur l’île de Vancouver.
«Au Japon, il y a une station qui ne fait passer que du jazz, et ce, sans animateur! Une fois, je me suis endormie vers 3 heures du mat’ parce que je ne pouvais arrêter d’écouter cette station.» Que du jazz sans baratin, c’est probablement une chose qui lui fait parfois envie. «J’ai traversé le pays quatre fois en trois semaines et je suis un peu claquée, mais répondre à des questions fait partie du métier. Quand j’y pense, c’est plutôt agréable. Comme le fait d’être toujours occupée. Dans ces conditions, on n’a pas le temps d’analyser ou de s’inquiéter au sujet de nos ventes de disques.»
Diana Krall a aujourd’hui trente-quatre ans et chante professionnellement depuis une vingtaine d’années, période que l’on peut décrire comme une sorte d’odyssée à travers les clubs et les études qui l’ont amenée de Vancouver à Boston, ville du mythique collège Berklee, jusqu’à Los Angeles et, finalement, à New York, où elle a maintenant un pied-à-terre.
Anatomie d’une réussite
Steppin’ Out, son premier compact, est paru en 1993, suivi, l’année suivante, de Only Trust Your Heart. Elle installe sa notoriété avec All For You, un album hommage à Nat King Cole formule trio, avec le guitariste Russell Malone. En 1997, toujours avec Malone, elle sort Love Scenes, qui lui vaudra une seconde nomination aux Grammys, dans la catégorie jazz vocal. Love Scenes est, soit dit en passant, le premier album jazz à avoir été certifié platine au Canada, et s’est écoulé à plus de 500 000 exemplaires à travers le monde. Le chiffre est énorme pour un disque de jazz adhérant à l’esthétique feutrée du trio.
Certes, il existe des succès comparables, mais ceux qui les ont réalisés ont souvent bénéficié d’une sorte d’aide indirecte, que l’on songe par exemple à Nathalie Cole avec le duo d’outre-tombe réalisé avec son paternel, ou à Harry Connick Jr, qui a profité du succès du film When Harry Met Sally. Mais Krall s’est hissée au sommet avec une rigueur peu commune, sans aide extérieure, à l’exception de ses années de formation qui l’ont amenée à étudier en compagnie de l’extraordinaire contrebassiste Ray Brown, pour ne nommer que celui-là. Krall a également grandi dans une famille de mélomanes. «Mes parents m’ont toujours appuyée et la chose la plus importante pour moi demeure la famille; je suis très près d’eux. Même si le travail m’oblige à m’éloigner, j’essaie de rentrer à la maison une fois par mois.»
La clef des chants
Avec ses allures de star des années 1940, son jeu de piano fluide et sa voix de velours, Diana Krall s’est imposée comme l’une des superstars du jazz. Elle a aussi prêté ses talents à d’autres sphères du monde culturel, notamment à la télévision (Melrose Place) et au cinéma (At First Sight), tout en contribuant à des trames sonores de films (Midnight in the Garden of Good and Evil, True Crimes). Krall a aussi été invitée au festival Lilith Fair, où elle a tenu l’affiche pour trois concerts aux côtés des Sarah McLachlan, Sheryl Crow et cie. Les Américains parlent d’un succès crossover, c’est-à-dire que l’attrait de l’artiste s’est étendu au-delà du champ habituel des fanas de jazz. «Je suis un peu dépassée par toute cette attention. Des fois, je suis presque gênée, surtout quand on applaudit longuement à la fin d’un morceau. Une chose est sûre, je sais quand le public est content!»
Quand on lui demande si elle n’avait pas ressenti quelque pression avant d’enregistrer son dernier disque, elle répond: «Je ne pense pas trop à ce genre de choses quand je fais un disque; tout ce qui me préoccupe, c’est qu’il soit réussi, qu’il soit le plus beau possible.» Il ne suffit que d’une seule écoute pour réaliser qu’elle a gagné son pari. Les observateurs s’entendent pour dire que When I Look In Your Eyes est son ouvre la plus accomplie. C’est un florilège de standards de même calibre que ceux qui enluminent le catalogue classique de la légendaire étiquette Verve, qu’elle a rejointe pour l’occasion et pour le restant de sa carrière, si elle le désire…
Cette fois, la chanteuse a apporté une nouvelle dimension à sa formation actuelle. En plus du trio guitare-piano-contrebasse, Krall et le légendaire producteur Tommy LiPuma ont sollicité la participation d’un orchestre sous la direction de Johnny Mandel. Mandel, qui signe ici sept orchestrations, a travaillé avec Shirley Horne, Paul Anka, Nathalie Cole et Frank Sinatra. Excusez du peu. Le résultat rappelle d’ailleurs ses collaborations avec The Voice. Un autre aspect qui ajoute à la force du disque est la voix de la chanteuse, qui exhale une vulnérabilité masquée jusqu’alors. «Je le dis souvent, mais c’est vrai, le travail du chanteur est semblable à celui du comédien et, sur ce disque, j’ai travaillé très fort sur cet aspect. Quand tu chantes un truc comme I Got You Under My Skin, tu racontes une histoire, alors il faut être conscient de l’aspect théâtral que ça implique. Et puis, il y a aussi toute la question du tempo. Les variations de tempo peuvent modifier le sens des paroles ou changer les intentions. Cette facette du travail me passionne.»
À propos de cette chanson, ajoutons qu’elle a été transformée en bossa-nova et que la pièce Let’s Face the Music and Dance a subi le même traitement. Les deux morceaux en question sont soudainement nimbés d’un érotisme insoupçonné. La chanteuse excelle d’ailleurs dans l’expression des sous-entendus érotico-ludiques galopant dans plusieurs grands classiques du jazz. Vous n’avez qu’à écouter son interprétation de Do It Again, jadis popularisée par Julie London, pour vous en convaincre… avant de fondre.
«Tommy LiPuma a réalisé deux des disques que j’ai écoutés le plus avant et pendant l’enregistrement, soit Amoroso et Brasil de Jao Gilberto. C’est chouette d’être influencée par son producteur.»
Redoutait-elle de se perdre parmi les orchestrations, comme c’était souvent le cas notamment dans les années 1950? «Avec Mandel, je ne risquais rien, répond la chanteuse. Je suis encore soufflée d’avoir eu la chance de travailler avec lui. Une fois, il m’a prise à part parce que j’étais nerveuse et il m’a dit d’oublier qui il était.» Par les temps qui courent, Diana Krall s’est entichée du tango et promet qu’elle va pousser une pièce de ce répertoire lors de son prochain concert à Québec. Elle se souvient d’ailleurs très bien de sa première visite lors de l’édition 1993 des Nuits Black, où elle avait séduit les «jazzophiles» le temps de trois concerts à L’Emprise du Clarendon. Qui aurait pu prédire que, six ans plus tard, elle se retrouverait dans le clan très sélect des chanteuses canadiennes (Dion, Twain, McLachlan, Morissette) qui cartonnent à l’échelle planétaire? «Je crois en mes capacités, mais je n’avais jamais imaginé qu’un jour, j’irais à Cannes et que les gens se bousculeraient pour m’apercevoir.»
Le 7 octobre
Au Théâtre Capitole
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