

Cuba : Hasta la música siempre
L’histoire a de quoi charmer: des papys isolés sur leur petite île cubaine sortent de l’oubli et conquièrent le monde avec leur musique traditionnelle tout droit sortie des années 1930. Unis sous la bannière du Buena Vista Social Club par le guitariste américain RY COODER, leurs albums se retrouvent en tête des ventes un peu partout sur la planète. Petit historique d’un grand retour.
Nicolas Houle
Photo : Carlos Soldevila
«La vraie musique cubaine, c’est le "son". Elle est entraînante et le rythme vient chercher tout le monde, peu importe le pays, c’est contagieux!» Contagieux, c’est le mot. Et il semble encore plus à propos lorsqu’il sort de la bouche de Miguel Wenclar, musicien et chanteur cubain de passage au Québec. Depuis trois ans, la planète toute entière semble vibrer aux rythmes de la musique de l’île mère des Grandes Antilles.
L’oubli d’oublier
La renaissance du «son» se dessine à la fin des années 1990, alors que le musicologue Danilo Orozco s’occupe du volet cubain d’un festival des cultures américaines. Il y programme entre autres Francisco Repilado et le Compay Segundo des Los Compadres. Premier écho d’outre-mer: la Hollande, aussi curieuse qu’intéressée, ouvre ses portes aux musiciens cubains. Ce sera ensuite au tour de l’Espagne, qui a toujours entretenu un rapport particulier avec ses rejetons, de s’intéresser à cette musique indigène. C’est là que Segundo enregistre une anthologie que l’étiquette Warner s’approprie sans hésiter. Peu à peu, la réputation du sympathique pépé se met à circuler en Europe, tout comme celle de la musique qu’il affectionne. La France s’intéresse à son tour au «son» et à la trova, notamment grâce aux efforts de Claire Hénault, à la tête de Planète Aurora, une maison de production et de management établie depuis 1995, qui prend Segundo sous son aile. L’Allemagne emboîte le pas et vibre bientôt aux rythmes du mambo tandis que les Japonais s’essaient à la salsa. Même les Chieftains font une halte à Cuba en 1996 pour y enregistrer l’excellent Santiago, sur lequel figure, entre autres, un guitariste du nom de Ry Cooder. Il deviendra, comme chacun le sait, la principale tête d’affiche américaine de ce retour en grâce du «son».
«Personne n’est miraculeusement sorti des placards! Les artistes regroupés par Cooder étaient déjà actifs, précise Claire Hénault, de ses bureaux, à Paris. Certains, comme Rubén [Gonzáles], étaient à la retraite, mais Compay était déjà sur les rails, Eliades [Ochoa] tournait régulièrement depuis 1987, alors qu’Omara [Portuondo] a toujours été une des grandes figures de la musique cubaine. Le seul grand oublié était Ibrahim [Ferrer]. Buena Vista n’a rien inventé, mais a cristallisé toute une histoire.»
Effectivement, lorsque Ry Cooder se rend à Cuba, le phénomène prend une ampleur insoupçonnée. Le guitariste au C.V. fort impressionnant fait appel à Juan de Marcos González, un formidable rassembleur qui parvient à retracer un bon nombre des vieilles gloires du «son». C’est ainsi que les Compay Segundo, Rubén Gonzáles, Ibrahim Ferrer et compagnie se retrouvent tous à Egrem, LE studio de Cuba. Magie: les grands-pères ont encore le feu sacré. Cooder parvient à le faire crépiter sur le désormais célèbre album Buena Vista Social Club. On connaît la suite: des ventes colossales, des spectacles un peu partout dans le monde, des millions engrangés, un prix Grammy et un superbe documentaire.
Québec-Cuba
Venue des quatre coins de l’Europe jusqu’aux États-Unis, en passant par le Japon, la vague cubaine a du souffle. Elle déferle sur le Québec sans retenue. «Le Québec représente 30 % de nos ventes en musique cubaine, indique Luc Laroche, représentant des ventes et promotions chez Warner Canada. 44 000 des 150 000 premiers exemplaires canadiens de l’album Buena Vista Social Club se sont vendus au Québec», ajoute-t-il.
«La série Buena Vista Social Club fait un vrai malheur, indique pour sa part Bernard Masson, des magasins Archambault. Chaque fois qu’ils sortent quelque chose sous cette appellation-là, c’est la folie furieuse!» De fait, les Québécois semblent particulièrement friands de chanson cubaine, notamment les 35-55 ans. Après plus de deux ans, la compilation de Ry Cooder se vend «comme au premier jour». Même son de cloche chez Denis Jodoin de chez Sillons, rue Cartier, où l’album a occupé la tête des ventes cet été encore. «Il y a au Québec une sensibilité particulière pour la musique "internationale", plus exotique, explique le disquaire. On n’a qu’à se souvenir de l’intérêt que les gens ont porté aux Paolo Conte, Cesaria Evora, Petro Guelfucci ou Gypsy Kings… Tous ces artistes qui ont des origines latines… Peut-être que les Québécois se retrouvent davantage dans ces musiques-là, simplement pour des raisons ethnographiques.»
Depuis que Charlebois est revenu de Cuba avec Mon ami Fidel, «une samba éternelle», les Québécois ont amplement flirté avec les musiques africaines, d’où la musique cubaine tire une partie de ses racines. Mais comme le fait noter Jodoin, «ce qu’il y a de particulier avec Buena Vista et le "son", c’est que ça éclate partout dans le monde».
Phénomène inexplicable? Pas tant que ça, croit Claire Hénault. «?Beaucoup d’événements conjoints ont contribué à cette résurgence. Les gens avaient envie d’entendre parler de Cuba. La musique constituait une trame de fond importante pour cet intérêt. Des personnages de légende sont ressortis au bon moment.» À ce chapitre, on se rappellera la recrudescence du mythe entourant le célèbre compañero, Che Guevara: le 30e anniversaire de sa mort a été abondamment souligné.
Mais au-delà des prédispositions psychologiques, il y a aussi l’essence même du «son»: «La musique cubaine a ressurgi d’abord à travers la salsa, une musique de danse, puis, tout d’un coup, avec le "son", cette musique traditionnelle. Avec Buena Vista, c’est devenu une musique à écouter, touchant du même coup un public beaucoup plus large que celui des danseurs. C’est une musique simple. Structurée et simple», précise Hénault.
Le «son» est aussi gage d’histoire et de pittoresque. Cuba et ses onze millions d’habitants ne sont peut-être qu’une goutte d’eau dans l’océan, mais ils auront su lui donner une teinte particulière. Producteur, artiste et directeur de l’étiquette Qbadisc – une des rares étiquettes américaines spécialisées en musique cubaine -, Ned Sublette, qui rédige actuellement un ouvrage sur la musique cubaine, rappelle les faits: «Au début du XVIIIe siècle, La Havane était une ville plus grosse que New York, c’était l’empire marchand des Espagnols. Les marins faisaient halte à La Havane, puis un peu partout dans les ports du monde. C’est ainsi que la musique cubaine s’est mise à voyager et à influencer toutes les autres durant une longue période, tandis que la musique américaine, elle, en était à ses premiers balbutiements… Je dis souvent qu’avec la musique cubaine, je comprends mieux Buddy Holly!»
Nostalgia
Impossible de passer sous silence l’importance de quelques-uns des responsables de ce retour du «son». Non seulement en raison de leur talent, indéniable, mais aussi à cause de leur âge vénérable – la moyenne doit se situer autour de 70 ans – et de leur bonne bouille qui, immortalisée sur pellicule par Wim Wenders, a certes contribué à stimuler la sympathie des gens. «C’est presque magique, les gens se sentent rassurés en regardant Compay, un pépé de 92 ans, faire de la musique comme un jeune homme», fait remarquer Claire Hénault.
Rassurant, certes, mais peut-être aussi un peu déphasé par rapport à tout ce qui s’est passé musicalement à Cuba depuis l’étiolement du «son», il y a 50 ans. «Je crois que jusqu’à un certain point, l’album Buena Vista Social Club offre une vision nostalgique et sentimentale de la musique cubaine. […] Tout ce phénomène a quelque peu semé la confusion dans les esprits; cela se produit souvent avec les grands succès qui reposent sur des musiques originales», estime Ned Sublette.
Pour sa part, Kip Hanrahan, réputé percussionniste et chef de file d’une musique d’avant-garde utilisant un langage cubain, voit les choses d’un autre oeil. Joint à son domicile de New York, l’homme à la tête de l’étiquette American Clavé apporte un éclairage plus critique à cet engouement mondial: «Le "son" est une musique polie et élégante. Pour les Américains, il y a quelque chose de rassurant dans tout ça, en raison des querelles politiques. S’ils écoutaient de jeunes Cubains faire de la rumba, la fureur qui s’en dégage rendrait la musique Cubaine beaucoup moins sympathique.»
De fait, le grand public semble plutôt rébarbatif aux divers successeurs du «son». Toute la musique cubaine qui s’est développée depuis la révolution castriste s’en voit éclipsée. Certains artistes, dont Juan Formell, leader de Los Van Van, voient dans le retour du «son» une vaste manoeuvre des Américains destinée à nier l’apport culturel de ladite révolution. En 1998, Cuba organise une vaste opération internationale, Team Cuba, mettant en vedette certains des artistes les plus talentueux de l’heure, afin de démontrer la supériorité de la nouvelle musique cubaine sur l’ancienne. Le projet, pourtant bien organisé et bénéficiant du soutien du dictateur barbu, n’aura pas les effets escomptés. Faute de public, Team Cuba devra rentrer sagement à la maison, abandonnant du même coup le projet d’un album live qui aurait immortalisé l’événement.
Sur les plans politique, social et culturel, le phénomène a des répercussions énormes dans l’île. Voyant que quelques gloires oubliées arrivent à faire fortune, les jeunes Cubains rêvent tous de devenir musiciens, et ceux qui le sont déjà se mettent à chérir le «son». «Il y a des jeunes qui se trompent, commente Claire Hénault, très sollicitée par les jeunes Cubains. Plutôt que d’aller vers leurs aspirations naturelles, jazz ou autre, ils s’orientent vers la musique traditionnelle en espérant devenir les prochains Compay Segundo.»
Sang bon sang
La renaissance du «son» aura permis au grand public de se familiariser avec la musique cubaine, mais, en même temps, l’engouement pour le Buena Vista Social Club vampirise de nombreuses activités musicales dans l’île. Ce phénomène de masse laissera-t-il des marques dans son sillage?
«L’effet de mode passera, mais il restera assurément des choses très fortes à Cuba», pense la présidente de Planète Aurora, qui considère que la musique latino est encore en pleine expansion. Kip Hanrahan, qui a collaboré avec divers acteurs du fameux Buena Vista, partage ce point de vue: «La musique brésilienne et la bossa-nova ont créé une véritable mode dans les années 1950 ou 1960 et le genre est demeuré car il est riche, profond et complexe. Cette musique cubaine résonnera encore, bien après que les investisseurs l’aient utilisée comme la trame musicale d’une époque qui vend de l’exotisme.» De son côté, Ned Sublette, le Texan qui a enregistré Cow-boy rumba, fait preuve d’un optimisme indéfectible: «Cuba est la plus grosse île des Caraïbes, la plus importante autant géopolitiquement que musicalement, et depuis des décennies ça a été un trou noir complet. Alors, sa réintroduction dans nos consciences doit être un événement important. La musique cubaine n’a jamais cessé d’exister. Le phénomène Buena Vista n’est que la pointe de l’iceberg.»
De la rumba à la timba en passant par le latin jazz et le rap, la musique cubaine a su résister à l’esclavage, à la guerre et à l’isolement. Alors, à quoi bon s’inquiéter de l’avenir du «son»? Miguel Wenclar, l’un des principaux intéressés, ne tient pas à s’enfoncer dans mille et un tourments. Bien qu’il soit tenté par des avenues plus originales, pour lui, comme pour ses compatriotes, certaines questions ne se posent pas: «Je vais toujours faire du "son" parce que j’ai ça dans le sang.»
Remerciements à Jean Beauchesne pour ses précieuses indications.
Le «son»
Digne héritier des deux grandes cultures cubaines, le «son» émerge de la sierra Maestra, la chaîne de montagnes entourant le port de Santiago, au tournant du siècle. Il se caractérise entre autres par ses mélodies hispaniques où le chant est structuré à l’africaine: une alternance entre couplets et refrain, le second étant lancé par le choeur auquel le soliste répond en improvisant. Son instrumentation, qui s’est enrichie au fil des ans, comprend le tres, une sorte de guitare à trois doubles cordes, et des percussions africaines où la clave est reine. Forme simple mais noble, le «son» est sur l’île ce que le blues est aux États-Unis.
Suivez le guide
Ry Cooder, Compay Segundo, Ibrahim Ferrer, Rubén González, Eliades Ochoa
Buena Vista Social Club (World Circuit/Nonesuch)
Le disque qui est à l’origine de l’intérêt actuel pour les musiques cubaines, qui a porté la vague jusqu’à nous. Il nous permet de découvrir le style fondateur de la musique cubaine, le «son», ainsi que plusieurs des interprètes marquants des années 1940 et 1950.
Compay Segundo
Lo Mejor de la Vida (Gaza)
Disque riche et varié. Segundo rend hommage à des chanteurs comme Benny Moré, mais il met aussi en lumière la parenté qui unit la musique espagnole et la musique cubaine. Il chante en compagnie de jeunes interprètes espagnols comme Martirio.
Rubén González
Introducing Rubén González (World Circuit/Nonesuch)
Le pianiste du Buena Vista Social Club, même si son jeu rappelle par moments des pianistes américains comme Art Tatum, montre qu’il existait à Cuba, dans les années 1940, une très forte tradition pianistique, se nourrissant de rythmes riches et complexes.
Orquesta Aragon
Quien Sabe Sabe (Coeur de lion)
Fondé en 1939, l’Orquesta Aragon est une formation de type «charanga» (musique pour flûte et violons) qui a pour origine la contredanse française. Pas de cuivres: des voix, des flûtes, des violons, une section rythmique (piano, basse, congas). Un fleuron de la musique cubaine.
Barbarito Torres
Havana Cafe (Atlantic)
Barbarito Torres (déjà présent sur Buena Vista Social Club) maîtrise d’une façon exceptionnelle un instrument à douze cordes s’apparentant au luth qui s’appelle le laoud. Le musicien est respecté à la fois pour sa virtuosité et pour son lyrisme.
Estrellas de Aresto
Los Heroes (World Circuit/Nonesuch)
Un double DC reprenant l’essentiel des cinq albums produits à la Havane en 1979 et réunissant des artistes de plusieurs générations: Enrique Jorrin, Rubén González, Arturo Sandoval, Paquito D’Rivera. Une large place est laissée à l’improvisation. Un document exceptionnel. Incontournable!
Sierra Maestra
Tíbiri Tábara (World Circuit/Nonesuch)
L’une des formations les plus intéressantes parmi les plus jeunes. Neuf musiciens qui partent à la recherche des origines du «son». Ils interprètent les pièces dans le respect de la tradition et nous font bien saisir l’évolution du style.
Los Zafiros
Bossa Cubana (World Circuit/Nonesuch)
Un quintette vocal qui rappelle les Platters: même virtuosité, même innocence ludique, mais encore une fois avec des traits spécifiquement cubains. Ouverture à des rythmes d’ailleurs: calypso, bossa-nova. Enregistrements réalisés entre 1963 et 1967. Rafraîchissant!
Pedro Luis Ferrer
Havana Caliente (Atlantic)
Pedro Luis Ferrer représente, comme Pablo Milanes ou Silvio Rodriguez, la «nueva trova», la nouvelle chanson engagée. Il est intéressant de voir dans quelle mesure ses chansons récupèrent des éléments de la tradition aux plans des instruments et du rythme.
Chucho Valdés
Bele Bele en la Habana (Blue Note)
Ce disque montre ce que peuvent devenir tous ces styles ou ces rythmes apparus avant 1960 (le «son», le mambo, le danzon, la guaracha, la guajira) sous les mains d’un maître de l’improvisation.
« Hasta la musica siempre » titre la chanson du groupe Buenavista troubadoures, belle chanson humaniste à écouter et faire tourner.
http://www.youtube.com/watch?v=PZ9IGpwY7nY