Gabriel Thibaudeau est compositeur et, comme beaucoup de ses collègues, il écrit de la musique de films. Mais pas de n’importe quels films. Sa spécialité, c’est le cinéma muet. Depuis 1993, il a notamment composé un quintette de cuivres et percussions pour le film Straight Shooting, un concerto pour piano et orchestre de chambre pour le film La Chute de la maison Usher, un sextuor pour le film Foolish Wives et un Requiem pour soprano et piano pour le film The Hunchback of Notre-Dame. Il a également composé de la musique pour Le Fantôme de l’opéra. Bien connu du public de la Cinémathèque québécoise, dont il est le pianiste attitré, Thibaudeau est aussi l’un des rares «dépositaires» du métier d’accompagnateur de muet. Bien sûr, l’accompagnement en direct, au piano, est improvisé. Mais lorsqu’il s’agit d’écrire une partition pour un film et de la diriger en direct durant la projection, c’est une expérience qui compte!
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Sa plus récente contribution est d’une grande importance dans le monde du muet, puisqu’il s’agit d’un projet mis de l’avant pour célébrer le trentième anniversaire de la Quinzaine des réalisateurs, au Festival de Cannes, en 1998. Pierre-Henri Deleau, alors directeur de la Quinzaine, faisait restaurer un film de 1928 du réalisateur allemand Paul Léni, inspiré du roman de Victor Hugo: L’homme qui rit. Deleau demande à Gabriel Thibaudeau d’en composer la musique, et à l’Octuor de France de l’interpréter, en direct. Deux aspects ayant chacun ses exigences. Pour Thibaudeau, l’aventure a commencé par une errance… «En attendant la bande du film, qui a tardé à arriver, j’ai eu le temps de lire le livre d’Hugo deux fois. Ça m’a inspiré une musique de style baroque contemporain. Quand j’ai reçu le film, j’ai dû tout recommencer! C’est un film très romantique, avec de grands élans sentimentaux. Paul Léni, le réalisateur du film, a fait son interprétation visuelle du roman, et moi, j’ai dû partir de son interprétation, pas de la mienne!»
On touche ici à l’un des problèmes inhérents à l’accompagnement du cinéma muet: ce que Gabriel Thibaudeau appelle le «carcan stylistique». «Il y a des choses qu’on ne peut vraiment pas faire, explique le compositeur, parce qu’on irait à l’encontre de ce qu’il y a dans l’image. L’important, c’est que le film passe très bien. Il faut que l’accompagnement le rende encore plus beau et plus clair. Bien entendu, on peut faire des jeux d’opposition: jouer lentement quand ça va très vite à l’écran, ne pas jouer quand l’image a tout à dire. Mais je ne peux pas être toujours à l’envers de ce qui se passe!» Une grande sensibilité cinématographique doublée d’une solide culture musicale sont absolument nécessaires pour réussir ce genre d’expériences. Certaines scènes se passant à la cour d’Angleterre en 1680, pas question pour Thibaudeau d’y utiliser de la guitare électrique, même s’il apprécie grandement cet instrument! «Il faut presque que je fasse un décor», insiste le musicien.
Quelques réserves ont été émises par des tenants du langage contemporain quant au travail de Thibaudeau sur L’homme qui rit. «Certains compositeurs de musique contemporaine se sont essayés à l’exercice d’écrire de la musique pour le cinéma muet. Alors, à Paris, on m’a dit: vous êtes un compositeur d’aujourd’hui, pourquoi écrivez-vous de la musique tonale? Je leur ai répondu que j’accompagnais le film. Cet hiver, on a créé, à la salle Cortot à Paris, mon concerto pour octuor, bande midi et piano improvisé, qui est très contemporain, et pas du tout tonal! La différence, c’est que je ne me sers pas du cinéma pour promouvoir mon langage musical. J’ai un grand respect pour les films.»
Question de rythme
Quant au travail sur la partition, il fait appel à l’inspiration, évidemment, mais aussi à une multitude de calculs très précis. Qu’on s’imagine un peu: un film qui se déroule, sans pitié, pendant deux heures, impliquant une musique toujours en parfait accord avec l’image, et des interprètes totalement soumis à son déroulement temporel. «J’ai commencé à écrire des thèmes sur les images qui m’intéressaient le plus et, ensuite, je me suis installé avec ma calculatrice, raconte Gabriel Thibaudeau. Après avoir élaboré tous les thèmes et les variations possibles, j’ai orchestré le tout.»
C’est alors que l’Octuor de France est entré dans la ronde. «Nous avons travaillé la partition avec Gabriel, rapporte Jean-Louis Sajot, directeur et fondateur de l’ensemble. C’est lui qui fait le lien entre le film et la musique, qui permet que l’on soit précis au dixième de seconde près. Les premières fois, on sentait une tension parce qu’on avait deux heures à tenir, sans aucune latitude. Maintenant, c’est comme un concert de musique de chambre, ou comme si on suivait un plateau d’opéra.» Charmé par ce type de travail, Sajot compte bien poursuivre sa collaboration avec Thibaudeau. «Nous sommes le seul groupe de musique de chambre permanent, à ma connaissance, qui fasse de l’accompagnement de films muets à ce niveau de fignolage.»
Gabriel Thibaudeau, lui, ne voit pas les projections-concerts du même oeil. «Il faut être capable de sentir son rythme biologique dans toutes les situations! Je dois diriger les musiciens pour qu’ils arrivent en même temps que le film, donc je dois les regarder, regarder le film, et regarder la partition! C’est un travail assez épouvantable. Ce n’est pas comme à l’opéra où l’on se dit: dans ce passage, la chanteuse va accélérer ou ralentir un peu. Il faut être vigilant à chaque seconde, pendant toute la projection.» Mais l’effet sur le spectateur, selon lui, est incomparable. «Il y a des gens qui me disent: il faut le vivre pour le croire. Ça crée un impact absolument impossible à avoir autrement.»
L’homme qui rit a déjà laissé ses traces à Cannes, à Tokyo et dans plusieurs villes des États-Unis. Avant de se rendre à Barcelone, la projection-concert passera par Montréal, un seul soir. Le 1er novembre, à la Cinémathèque québécoise, on pourra donc assister à cet événement qui nous plongera dans l’atmosphère des grandes premières cinématographiques du début du siècle, lorsque des orchestres accompagnaient les projections. L’Octuor de France sera dirigé par Gabriel Thibaudeau.
Le 1er novembre, à 20h
À la Cinémathèque québécoise
Orchestre symphonique de Montréal
L’Orchestre symphonique de Montréal fait des pieds et des mains depuis deux ans afin de convaincre le grand public de la nécessité de son existence. «L’OSM branché», série imaginée par L’Équipe Spectra en association avec Charles Dutoit, va tout à fait dans ce sens. Cette nouvelle série à grand déploiement veut intéresser les «mélomanes en espadrilles (sic) qui, s’ils apprécient de plus en plus la musique dite "sérieuse", sont d’abord et avant tout de fervents adeptes d’événements qui tiennent à la fois de la démesure et de l’émotion pure», déclarait le président-fondateur de L’Équipe Spectra, Alain Simard. Le premier OSM branché aura lieu le 22 octobre au Centre Molson, et sera consacré à Ravel. Il s’agit d’un opéra-ballet spectaculaire _ on y entendra le Boléro et L’Enfant et les Sortilèges -, qui réunit sur scène l’OSM dirigé par son maestro attitré, les marionnettes géantes du Théâtre sans Fil, huit solistes et le choeur de l’OSM, le tout dans une mise en scène d’André Viens, avec des décors en projection infographique et des effets spéciaux à grand déploiement.
Dans une veine un peu plus modeste sur le plan technique, mais tout aussi importante pour notre orchestre et son public, l’OSM créera les 26 et 27 octobre une oeuvre du compositeur québécois Michel Gonneville, commande de l’Orchestre, et dédiée à Charles Dutoit, intitulée Le Messager. À la salle Wilfrid-Pelletier, 20 h.
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