Musique

La relève de la chanson québécoise : Quatre chansons dans le désordre

Quatre disques parus presque simultanément, autant d’individualités venues chanter leurs rêves et leurs défaites sur le ton de la confidence. Quatre portraits d’une relève prometteuse dans un pays fou de ses chansons. Quatre découvertes, quatre gars prudents et lucides à qui nous avons demandé: «Pourquoi chanter? Est-ce pour changer le monde, séduire les filles ou simplement parler de soi?»

Jean-François Fortier

Âge: 28 ans
Études: diplôme d’études collégiales, cégep Montmorency de Laval
Profession: auteur-compositeur-interprète
État civil: accoté
Habitez-vous chez vos parents? Non
Sur scène: quelque part au début de la nouvelle année

Jean-François Fortier fait partie de cette catégorie d’auteurs-compositeurs-interprètes qui ont appris leur art au petit bonheur et avec beaucoup de passion. La vocation du jeune homme originaire de Montréal s’est imposée par le biais de deux événements qui l’on profondément marqué. «Le déclic s’est fait en deux temps sur une période très rapprochée. Mon premier choc fut d’entendre quelqu’un jouer de la guitare à côté de moi. C’était envoûtant, mais ce qui m’a fasciné, c’était qu’il pouvait recommencer quand il se trompait; je n’avais jamais entendu ça à la radio! Peu de temps après, j’ai acheté l’album blanc des Beatles et j’ai été séduit par sa nature variée. On y retrouve du pop, du folk, du hard, des pastiches des années 1930, bref, un peu de tout ce qui avait inspiré le groupe à cette époque.»

Décidé à explorer cette première passion – les filles viendront bien après – Fortier apprend à jouer de la guitare, compose ses premiers morceaux et finit par jouer dans un groupe. «Comme beaucoup d’autres, j’ai formé un groupe pour participer à Cégep en spectacle. Lorsque j’ai quitté le cégep, j’ai formé un autre groupe avec des anciens collègues tout en travaillant à temps partiel chez Archambault pour joindre les deux bouts.» Ce groupe s’appelait Les Moutons Noirs et il écuma les ondes alternatives de la métropole durant six ans. À la suite de cette aventure, Fortier comprend qu’il veut dépasser la formule guitare-basse-batterie.

«Mon background musical ne date pas de la dernière pluie: Beatles, Kinks, Cohen, Pink Floyd, etc. Ce sont là mes influences, mais je veux adapter tout ce bagage à ce qui se fait maintenant», explique-t-il. Vrai que l’album est un heureux mélange de tout ça et que l’ensemble rappelle ce qu’a fait récemment Lenny Kravitz; du soul, oui, mais pas du motown. Notre homme fait de la pop à sa manière, le regard vers l’avant. «Je sais, dit-il, qu’on fait le rapprochement avec ce que fait Daniel Bélanger. Il explore à sa façon et moi je fais la même chose en mettant peut-être une plus grande importance sur la musique. Ceci dit, j’accorde une grande importance aux textes…»

Parlant de textes, Fortier propose un univers intimiste où le «je» occupe une grande place. Faut-il y voir la manifestion du nombrilisme latent imputé à sa génération, ou l’expression rimbaldienne prétextant que ce «je» est un autre? «Je ne suis pas très bon pour raconter des histoires, et j’ai une grande admiration pour ceux qui sont capables de le faire. Springsteen, par exemple. Moi, je suis plus impressionniste, le "je", ce n’est pas tout le temps moi, parfois, c’est une synthèse de personnes que je connais», confie-t-il avant d’ajouter en riant: «Mais il y a quand même beaucoup de moi dans ces "je"-là.»

Le chanteur considère-t-il qu’il soit possible d’épouser une cause en évitant les nombreux écueils qui entourent l’exercice? «Ça se fait, mais sans la nommer, justement. Pensons aux Beatles et à la chanson Blackbird. Littéralement, ça parle d’un oiseau, mais c’est une métaphore; il s’agit d’une chanson politique qui parle du mouvement de libération des Noirs américains. J’ai déjà eu envie de m’impliquer politiquement dans mes textes, mais c’est périlleux, car il faut faire référence à l’actualité, mais on veut aussi que la chanson passe l’épreuve du temps alors on essaie de ne pas y intégrer d’éléments qui risquent d’être datés… Et puis faire un disque, c’est tellement long!»
Jean-François Fortier
(MusiArt)

Daniel Dupuis

Âge: 20 ans
Lieu de résidence: Montréal
État civil: célibataire
Études: une année de chant jazz au cégep
Habitez-vous chez vos parents? Oui
Sur scène: peut-être au printemps 2000

«Chanter, c’est ma façon de m’exprimer. Je suis quelqu’un d’assez timide et c’est la seule chose qui me permet de me dévoiler de fond en comble. Quand vient le temps de "performer", il n’y a pas de place pour la gêne, c’est le feu à l’intérieur qui domine…

Il y a quelque chose d’idéaliste dans la façon dont Daniel Dupuis aborde la chanson. Chanter, pour lui, c’est «une façon de vivre»; faire de la musique, c’est «le seul chemin» qu’il se voyait prendre. À la fois quête d’identité et de liberté, faire de la chanson revient à nourrir cette petite flamme qui brûle quelque part dans sa poitrine et à montrer sa vérité. Cette vision du métier de chanteur vous semble romantique? Voilà qui n’a rien d’étonnant, puisque le musicien n’a que vingt ans…

Daniel Dupuis n’a évidemment pas roulé sa bosse dans les bars pendant dix ans avant d’offrir son premier album éponyme, sur lequel on retrouve la chanson Si la musique tue. Son parcours ressemble d’ailleurs plus à celui d’un interprète d’airs classiques qu’à celui d’un chanteur pop. Inscrit très tôt à une sorte de «maternelle musicale», il a fait partie des Petits Chanteurs du Mont-Royal pendant environ cinq ans avant d’être attiré par le jazz et la R&B. Au fil des rencontres, il se rapproche de son unique but: faire de la pop. «Je ne me vois pas dans un bar, ce n’est vraiment pas mon genre, dit le jeune chanteur aux cheveux rouges. Je veux être un entertainer!»

Singulièrement radio friendly, les chansons écrites par Daniel Dupuis et ses collaborateurs (dont Bruno Blanchet de La fin du monde… et Ghislain Taschereau, l’ex-Bleu poudre devenu romancier) évoquent le spleen et les tourments d’un jeune homme de vingt ans. Bien qu’on y perçoive un immense désir de vivre sans compromis, l’album est traversé par le doute et les peines d’amour rendues sur un fond muscial trip pop plutôt clean.

Daniel Dupuis considère la chanson comme une véritable entreprise de dévoilement. Sur son premier disque, il se montre d’ailleurs sans fausse pudeur. «Je ne veux pas interpréter quelque chose que je ne vis pas, dit-il; ce ne serait pas vrai et je pense que les gens le sentent quand c’est faux.» Chanter, c’est donc nécessairement parler de soi? «C’est ça que je vis, c’est moi qu’on présente sur la pochette, insiste le jeune chanteur. Peut-être que, à l’avenir, je parlerai d’autre chose, mais ce qui m’importait pour le moment, c’était de dire aux gens qui je suis. Quand on a fait l’album, le sujet l’emportait sur la musique…»

Même s’il avoue être attiré par le vedettariat, Daniel Dupuis chante avant tout pour trouver un écho, pour chercher des réponses. «À vingt ans, c’est sûr que je n’ai pas l’expérience d’un gars de trente ans. Peut-être qu’en vieillissant je vais adhérer à une cause, mais je ne l’ai pas encore trouvée. Je suis encore en train de me chercher moi-même, alors pour la cause… Sur ce disque, je voulais faire part aux gens de ce que je vivais, pour voir si je n’étais pas seul, résume-t-il. "Pourquoi mes sentiments me rendent si malheureux de vivre", c’est un cri!»
Daniel Dupuis
(Tox/Sélect)

Nicolas Ciccone

Âge: 25 ans
!=Études: bac en psychologie, Université McGill
État civil: célibataire
Profession: auteur-compositeur-interprète
Habitez-vous chez vos parents? Il vient de quitter le giron familial
Sur scène: vers la fin novembre

Nicolas Ciccone a décidé un beau jour de soumettre sa candidature au concours Ma première Place des Arts. C’était l’année dernière, mais, malgré les apparences, Ciccone faisait déjà figure de vieux routier. Il a écrit ses premières chansons à 11 ans et fait partie de plusieurs groupes avant d’atteindre cet âge que l’on dit majeur. Seul dans sa cuisine, il enregistre a capella un démo de quelques chansons qu’il fait parvenir aux organisateurs du concours. Il sera choisi parmi deux cents candidats et remportera les trois prix principaux, dont le prix de la meilleure chanson pour L’Opéra du mendiant, premier extrait de l’album du même nom.

«Au départ, c’était comme un trip, une sorte d’aventure. Je me disais: "Tant qu’à être jeune, soyons effronté!" J’avais envie de chanter sur cette scène-là, sauf que je ne m’attendais pas à y arriver et rien que le fait de participer a été ma grosse récompense.» Après avoir tout raflé et attiré l’attention des professionnels et autres observateurs de la scène musicale, le chanteur italo-montréalais a été repêché par l’équipe de Tacca (France D’Amour, Kevin Parent, etc.) Et le voilà, un an plus tard, avec ce solide album sous le bras.

Nicolas Ciccone n’arrive pas à cerner le moment précis qui lui a fait épouser cette carrière, simplement parce qu’il affirme avoir aimé la musique dès l’âge tendre. «C’est vrai que je ne peux pas dire que j’ai été aiguillonné par un disque ou un artiste en particulier. J’ai toujours adoré la musique en général, peut-être à cause de mes origines italiennes. D’ailleurs, le premirer souvenir que j’ai est relié à un séjour là-bas, j’avais deux ans et demi et je me souviens de la musique qui jouait sur la plage. La musique a toujours fait partie de mon environnement.» Lorsqu’on lui demande pourquoi il a choisi d’écrire des chansons plutôt que des nouvelles ou des romans, il répond: «C’est peut-être simplement le besoin de prendre la parole, de m’exprimer, et parce que j’aime cette forme d’art-là.»

La musique de Ciccone s’inscrit dans une tradition folk qui a longtemps prévalu au Québec, mais le chanteur avoue ne pas avoir choisi cette veine pour ces vertus familières. «J’aime Prodigy et les Chemicals Brothers, bref, j’écoute de tout, mais mon choix de faire du folk avec des arrangements organiques vient du fait que je me sens plus à l’aise dans ce genre quand je chante en français. Écrire en français, ce n’est pas facile, en tout cas, c’est plus difficile qu’en italien, qui est une langue plus phonétique. Par contre, le français est une langue très narrative qui convient bien au folk.» Qui dit folk, dit histoire et Ciccone en raconte quelques-unes sur son disque. Une manière d’écrire au «je» le moins possible? «Parfois, le "je" s’impose de lui-même. De toute façon, je ne m’assois jamais en me disant: "Tiens, je vais écrire une histoire ou un truc au «je»." Parfois, ce sont des monologues intérieurs. La chanson Fils de rien, fils de personne, ça parle de moi, mais aussi de tous ceux qui font partie de la génération X et qui ont une vie difficile.» Ceci étant dit, Ciccone, avec sa voix chaude qui laisse poindre des racines méditerranéennes, possède quelques atouts qui devraient lui rendre la partie plus facile.
L’Opéra du mendiant
Nicolas Ciccone
(Tacca/Sélect)

Daniel Boucher

Âge: 28 ans
Lieu de résidence: Montréal
Études: presque un D.E.C. en génie civil et un D.E.C. en musique
État civil: célibataire
Habitez-vous chez vos parents? Non
Sur scène: le 3 novembre, au Capitole

Le regard d’un bleu perçant, les cheveux en bataille, le sourire à la fois espiègle et malicieux, Daniel Boucher a l’air d’un gars bien sympathique… qui ne se laisse pas marcher sur les pieds. C’est qu’il en a bavé, avant de présenter son tout premier album, Dix mille matins. Il y a eu les bars et les covers, les petits groupes et les concours, mais surtout une longue «retraite» d’environ deux ans au cours de laquelle il s’est entièrement consacré à l’écriture. «Moralement, c’est tough, avoue-t-il. T’as pas une cenne et tu ne fais rien de crédible socialement. T’essaies de faire accroire au monde que tu travailles à quelque chose, mais à quelque part, tu vis à crédit…»

De ce voyage au bout de la nuit émerge aujourd’hui une dizaine de chansons rudes aux contours plus ou moins anguleux. Plutôt rock, jamais très pop et pas trop propre, Dix mille matins est un album aux reflets changeants qui démontre hors de tout doute qu’on a affaire à un auteur fort talentueux.

Daniel Boucher apporte en effet beaucoup de soin à ses textes. Dans Aidez-moi, il avoue d’ailleurs avoir attendu avant d’écrire «de peur de barbouiller». «C’est important le texte, parce que c’est ça que tu dis, mais il y a moyen que ça sonne», avertit le chanteur. Amateur d’élision, Daniel Boucher se plaît d’ailleurs à inventer des mots («emberlificotailler», «désise») pour le plaisir du sens et du son. «C’est des tounes que je fais, pas un traité de biologie, il faut que le texte soit "percussif"!», insiste-t-il.

Même si le texte constitue de toute évidence une préoccupation majeure chez lui, Daniel Boucher affiche une certaine réticence vis-à-vis de l’appellation «chanson». «Quand on dit "chanson", il y a une lumière dans ton cerveau qui s’allume et qui dit "texte", "intellectuel". Ça sonne quasiment plate. T’imagines le gars sur le stage avec sa guitare et le monde assis en train d’écouter les paroles. Il y a quelque chose qui me tanne là-dedans. J’ai le goût d’autre chose, je veux que ça voyage!»

Le voyage de Daniel Boucher est, à certains égards, un voyage intérieur. «Il y a un côté introspectif, sur ce disque-là, avoue l’auteur. J’ai fouillé dans les coins et j’ai ramassé ben de la poussière. Mais j’y parle aussi des relations entre les humains.» Même s’il avoue que «c’est bon pour l’ego de voir sa photo dans les rues et d’entendre sa toune à la radio», il joue aussi à «l’allumeur de conscience», comme il l’écrit dans Délire. «Si tu fais de la musique juste pour le paraître, ça ne peut pas durer, c’est vide», croit-il. Le chanteur n’adhère à aucune cause, mais il interpelle et se fait un plaisir de soulever des questions. «Parce qu’on n’a pas le temps de poser des questions. Pis, c’est trop dérangeant…»

Croit-il à la chanson engagée? «Pourquoi l’engagement ne viendrait-il pas du dedans? Avant, l’engagement était social, collectif, et on se rend compte que ça n’a pas toujours donné ce qu’on voulait. La meilleure façon de changer les affaires, c’est peut-être de passer par le dedans, propose-t-il. Je ne peux transformer personne, mais je peux me transformer. C’est de l’engagement en crisse, ça. C’est du gros travail.»
Dix mille matins
Daniel Boucher
(GSI/Musicor)