Marc Déry : Seul dans l'espace
Musique

Marc Déry : Seul dans l’espace

Débarrassé du carcan de son ancien groupe, il en a étonné plus d’un avec son premier album solo qui nous prouvait qu’on ne connaissait peut-être pas tout de lui. À la veille de ses deux spectacles montréalais, nous avons voulu percer le mystère d’un gars pas si ordinaire…

Allons-y sans préambule aucun: le spectacle que Marc Déry proposera au Lion d’or la semaine prochaine est époustouflant. Très franchement, aucun artiste québécois ne m’a autant remué depuis la tournée des Quatre Saisons dans le désordre de Daniel Bélanger, il y a trois ans. Et à part Portishead et Roni Size, je ne vois pas d’autre prestation m’ayant interpellé à ce point. A-t-on vraiment besoin de vous dire qu’il s’agit d’un des rares concerts obligatoires de l’automne?

Marc Déry, pour ceux qui ne le replacent pas, c’est l’ancien chanteur de Zébulon. Celui qui déclarait que les femmes préféraient les Ginos, et qui chantait le Plateau comme peu l’ont fait dans les années quatre-vingt-dix. Marc Déry, pour moi, était l’archétype du gars normal, sans trop d’histoires et pas compliqué pour deux sous. The guy next door, comme le dit l’expression, à la tête d’un groupe sympathique et efficace. Pas plus, pas moins. Loin de posséder la folie d’un Leloup, le complexité d’un Dédé Fortin ou la prestance d’un Daniel Bélanger, Déry et sa formation déridaient sans me passionner.

Le 6 novembre, le chanteur proposait la première de son show dans le cadre de Coup de coeur francophone, au Cabaret, et le coup de masse fut intense. Somptueux et aérien, émouvant et novateur, Marc Déry m’a tout simplement jeté sur le cul, à un point où je n’ai pas cessé de me demander comment pareille sensibilité pouvait émaner d’un gars si normal: «C’est peut-être parce que je suis un peu plus fucké que tu le penses, suggère-t-il. Je ne me considère pas comme quelqu’un d’extraordinaire, mais je sais que je ne suis pas standard non plus. Je ne fais pas la même vie que le monde en général. Je suis dans mon monde, mais je ne sens pas le besoin de faire des vagues, je reste quelqu’un de low profile. Je suis conscient que les gens me prennent pour plus équilibré que je ne le suis vraiment, et c’est correct. Je ne vais pas leur répliquer en criant partout que je suis fucké… Cela dit, quelqu’un d’ordinaire aussi peut être émouvant, et j’aimerais parfois être un peu plus normal.»

«Je me sens marginal, en ce sens que je me retire vraiment de la planète. J’ai l’impression d’être tout seul de ma gang. J’observe les gens, et je trouve ça beau, je trouve ça cool. Il y a des affaires que j’aime, d’autres que je n’aime pas, mais au bout du compte, je ne me sens pas appartenir à la société, et ça ne me révolte pas. Je me sens parfois très seul, parce que j’ai l’impression de ne pas appartenir à ce que je vois. Ce qui ne m’empêche pas d’observer le monde, les gangs et leur fonctionnement. Quand j’étais petit, j’avais de la misère avec ça. Je me tenais avec les rockers, les discos, les fifs, et je ne m’identifiais à personne. J’étais au milieu d’un rien. Ç’a toujours été ça, et ça reste ça. Comme si j’étais un extraterrestre descendu sur une autre planète où je me sens tout de même bien.»

Un Indien dans la ville
On ne sera pas surprisd’entendre Marc Déry se dépeindre comme un observateur. Du temps de Zébulon, il avait ce don des portraits réalistes. Une plume simple, sans trop de fioritures, mais qui transportait réellement l’auditeur au coeur du contexte, qu’il soit géographique ou humain. Un peu à la manière d’un Dany Laferrière qui nous plonge en plein Port-au-Prince, au point où l’on sue avec lui, Marc Déry a toujours su nous emmener dans son Plateau-Mont-Royal ou dans ses débâcles sentimentales. Idem avec son premier disque solo, où les thématiques sont néanmoins plus variées. Parmi celles-ci, la découverte du Grand Nord et des philosophies amérindiennes, sujet auquel l’auteur fut sensibilisé lors d’un récent voyage. L’extraterrestre au milieu d’une ancienne société. «J’ai été chanceux de rencontrer Florent Vollant (de Kashtin), dans un jury où j’ai entendu plusieurs artistes amérindiens de partout au Canada. Je trouvais leur musique d’une simplicité désarmante, mais elle possédait une vérité qui m’échappait, moi, en tant que musicien. Je voulais en savoir plus, alors je suis allé m’isoler dans le bois avec Florent. Là-bas, j’ai rencontré un jeune chaman, j’ai été sensibilisé à leur rythmique, qui date de milliers d’années et qui fonctionne avec les battements du coeur, à leurs moeurs, leur spiritualité.»

Voilà un autre élément paradoxal relativement l’image que véhicule Marc Déry. Peu d’artistes donnent autant l’impression d’être en parfaite confiance, bien dans leur peau et sûrs d’eux-mêmes. Avec Marc, il ne semble jamais y avoir de problèmes vraiment aigus. Or, une recherche de vérité, fût-elle à la base musicale, implique nécessairement une profonde remise en question, à tout le moins un certain questionnement personnel. Avait-il l’impression de s’être perdu à un moment donné de sa vie? «Oui et non. Mon affaire, c’est excessif. Je vais totalement dans le vice et la débauche, mais alors là vraiment profond. Et puis d’un autre côté, je peux me diriger dans des trucs archi-spirituels, la beauté, l’amour universel. Je suis toujours en train de chercher l’autre extrême, de me ressourcer, parce que oui, forcément, je me perds souvent.»

Déry dans le Grand Nord, donc, à dormir dans les tipis, à suivre la trace de l’orignal, et, on l’imagine bien, à humer le doux parfum de l’épinette canadienne. Un retour à la terre, quoi, qu’on aurait bien imaginé illustré par une facture musicale très organique, simple et naturelle. Plus proche des Séguin, mettons, que de Moby. Or, c’est tout le contraire. Sans être le nouveau Moby (un peu de calme dans les chaumières, s’il vous plaît), Déry, aidé en cela par son complice de toujours Alain Quirion, a expérimenté certains arrangements électro, parfois proches des ambiances trip-hop. Un son nourri d’échantillons, de loops et de scratchs, bien loin des incantations chamaniques, m’a-t-il semblé, à tout le moins de l’eau, du feu et de l’air nordique: «Je ne pense pas que ce soit paradoxal, réplique-t-il. Je ne recherche pas l’instrument qui vibre naturellement. L’instrumentation électronique est une vibration physique. Que ce soit le bois d’une guitare façonnée par un luthier ou des instruments électro, la vraie musique reste dans le cosmos. Celle que tu entends quand tu te fermes les yeux. Ça a commencé avec des tambours, aujourd’hui ce sont des ondes qui vibrent dans un cône en carton, pis un speaker. C’a été le fun d’aller à la base, à la source, pour revenir où je suis rendu, moi, dans ma vie. Je suis du vingtième siècle. Paradoxal? Peut-être. Mais normal, j’en suis sûr.»

Libre comme l’air

Je suis libre, libre
Ha! Ça ça faisait longtemps
Comment j’te dirais ben ça
Ça fait longtemps
Que j’fantasmais pour ça
(Libre, 1999)

On l’a dit plus haut, mais on va le répéter pour ceux qui ne seraient toujours pas au courant: Marc Déry était autrefois le chanteur d’un groupe rock nommé Zébulon. Une formation montréalaise qui nous a offert deux disques très corrects, qui ne vendait pas des millions de galettes, mais qui, dans le contexte, se débrouillait fort bien. À un point tel que sa séparation nous a un peu pris par surprise. Aujourd’hui, à l’écoute du compact de Déry, on comprend un peu mieux la décision. Hormis quelques chansons d’inspiration très zébulonienne, l’ensemble est assez loin du projet d’antan. Les arrangements, bien sûr, nettement moins rock, mais également les tonalités vocales, plus douces et graves qu’auparavant. Comme si, débarrassé de sa quincaillerie de décibels, Marc Déry n’avait plus besoin de trop pousser pour se faire entendre. Mais peu importe le chemin parcouru, toute séparation crée son lot d’émotions, surtout pour le chanteur qui cause toujours de Zébulon comme d’une forteresse dans laquelle il se réfugiait: «Dans les années quatre-vingt, avant même que Zébulon existe, je jouais dans un band de cover avec Yves Marchand (claviériste de Zébulon), qui déjà racontait qu’un jour, il ferait carrière solo. Il avait ça en tête et c’était cool comme ça. Pendant Zébulon, il était donc clair qu’un jour, Yves s’en irait solo. Je ne savais juste pas quand ça se ferait. À un moment donné, le fait qu’il n’ait pas l’espace désiré dans le groupe a fait se fragmenter la patente, sans compter que mon frère Yves (Yves Déry, guitariste de Zébulon) était plus ou moins à l’aise dans la structure qui régissait la formation à ce moment-là. On parle de quelque temps après l’enregistrement de L’oeil du Zig. Pendant un meeting où on devait renouveler notre contrat avec notre compagnie de production, il m’est apparu évident qu’on allait se séparer. Moi, j’avais pas pensé qu’un jour je m’en irais tout seul. Mais dans le fond, c’était peut-être inévitable, puisque je me retenais toujours de prendre une place que je voulais de plus en plus, c’est-à-dire toute la place. Mais j’essayais toujours de laisser du pouvoir à l’un et à l’autre pour que ce soit un band. J’aimais l’idée d’un band. Par contre,ça donnait probablement un résultat musical retenu, un peu dilué, parce qu’il n’y avait pas vraiment de leader. J’aurais pu faire comme dans d’autres groupes où le leader est évident, Sting avec les Police, par exemple. Je ne l’ai pas fait par respect pour les autres, j’ai plutôt essayé de faire une espèce de Beatles avec Zébulon.»

Ça plane pour moi
Au bout du compte, cette séparation aura permis l’une des plus belles surprises musicales québécoises depuis longtemps. Même s’il affirme le contraire et raconte que Zébulon aurait tout aussi bien pu se diriger vers des expériences plus électro, jamais le groupe n’aurait pu accoucher d’une oeuvre aussi personnelle. D’un disque aux ambiances intimes, teintées de tristesse, et voilées de nostalgie. Le fossé entre ce que créait Zébulon et ce que vient de produire Marc Déry est long de plusieurs kilomètres: «Pendant des semaines, j’ai vécu la séparation comme une peine d’amour. Cette espèce d’état où tu observes passivement la nature, le monde, les buildings. Comme si j’étais absolument seul dans ma petite bulle. C’est peut-être là qu’est née l’ambiance de l’album. Tout le côté fragile et planant du disque reflète pas mal comment je me sentais à ce moment-là. De son côté, Alain Quirion vivait sensiblement le même mood, et quand il est arrivé avec ses riffs qui rejoignaient exactement ce que j’avais commencé à écrire, j’ai su tout de suite qu’on avait le projet dans les mains. Le band était "splitté" depuis trois semaines, les médias ne le savaient toujours pas, et on avait déjà des thèmes de composés, dont celui de La Cabane à Félix.»

On a beau ne mettre que Marc sur notre photo de couverture, ne raconter que son histoire, omettre de mentionner l’importance du batteur (et désormais multi-instrumentiste) Alain Quirion serait une pure injustice à son endroit. Cette vérité apparaît encore plus clairement en spectacle, où Quirion est en charge de tout l’échantillonnage, en plus des percussions, qu’il n’a jamais caressées avec autant de justesse. Un gars capable de finesse, comme de force brute, et qui ajoute une voix supplémentaire à l’ensemble, voilà ce qu’on appelle un complice essentiel: «L’album, c’est lui et moi. Durant le show, il joue pas loin de moi. J’en ai besoin. On s’est connus à quatre ans, et très tôt on s’est complétés, retirés du monde les deux ensemble. À dix ans, il a eu un drum et on est partis de là. À onze ans, on avait décidé qu’on serait des vedettes de rock’n’roll et on a toujours entretenu ça ensemble jusqu’à aujourd’hui. C’est mon meilleur chum dans la vie, mon frère, en fait. Quand Zébulon s’est dissous, je sais qu’Alain a pleuré, qu’il a composé des tounes et des riffs, probablement pour se prouver que ce n’était pas fini. Il s’est servi d’une enregistreuse cheap et des instruments de son fils et, au bout du compte, c’est ce qu’est devenu le son de l’album.»

Sur la scène du Lion d’or, vous ne verrez nulle trace de magnétophone cheap ou de Casio pour enfants. Vous ne verrez pas Marc Déry observer passivement la nature en pensant à la séparation de son groupe, pas plus qu’Alain Quirion en train de pleurer doucement. Vous risquez plutôt de voir deux gars heureux, et conscients, je pense, d’avoir créé quelque chose de vraiment singulier. D’avoir ajouté un chapitre majeur à une histoire qui menaçait de s’arrêter abruptement. Y a de quoi sourire…

Les 25 et 26 novembre
Au Lion d’or
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