R. Murray Shafer : Ingénieur du son
Musique

R. Murray Shafer : Ingénieur du son

Le compositeur et musicien R. Murray Shafer est l’un des plus grands artistes au pays. Pour cet architecte du son visionnaire, le bruit et la musique sont au centre du monde. Le Quatuor Molinari présentera l’intégrale de ses sept quatuors pour cordes, dont le septième a été créé pour l’ensemble montréalais. Rencontre avec l’un des grands esprits  actuels.

«L’homme moderne qui craint la mort comme personne ne l’a crainte avant lui, fuit le silence pour nourrir son imagination de vie éternelle. Dans la société occidentale, le silence est négatif. Il est vide. Dans la communication, il signifie rupture. (…) La contemplation du silence absolu est devenue pour l’homme occidental négative et terrifiante.»

– R. Murray Schafer

Cette citation, extraite de son ouvrage Le Paysage sonore – traduction publiée aux éditions Jean-Claude Lattès -, exprime bien l’esprit du compositeur canadien R. Murray Schafer. Vivant isolé dans une ferme en Ontario, amoureux de la nature, ne répondant pas au téléphone sauf sur rendez-vous, le créateur qu’est Schafer n’a peur ni du silence ni des embardées du langage musical contemporain. «Au moment où je vous parle, nous disait-il en entrevue téléphonique il y a quelques jours, je regarde par la fenêtre et je ne vois aucune habitation. Personne, sauf quelques animaux.»

Sa conscience aiguë de l’environnement sonore, Schafer en a fait une école. «Quand j’ai rencontré Jacques Longchamp, le critique du Monde à Paris, il y a vingt ans, il m’a dit: "Vous êtes le père du paysage sonore". La dernière fois que je l’ai vu, il m’a dit: "Maintenant, vous êtes son grand-père!"», confiait en riant le compositeur.

Le murmure du son
Mais qu’est-ce, au juste, que le «paysage sonore»? Au départ, c’est à la tête du vaste projet baptisé The World Soundscapes Project (Paysages sonores du monde) que Schafer a tenté, avec une équipe de l’Université Simon Fraser en Colombie-Britannique, une étude qui avait pour objet la réévaluation complète du rapport de l’homme avec son environnement sonore.

À l’âge de soixante-six ans, Schafer explique encore avec passion le concept qu’il a enfanté dans les années soixante. «Ces travaux se voulaient une sorte d’unification entre les sciences sociales, les disciplines scientifiques comme l’acoustique et la médecine, la musique et l’esthétique, afin de trouver comment façonner notre environnement sonore, comment créer une sorte d’acoustic design.»

Bien qu’on le considère comme le compositeur le plus important et le plus rayonnant du Canada, ce ne sont pas les musiciens qui ont le plus répondu aux travaux de Murray Schafer. Le but du chercheur était plutôt de faire réagir d’autres milieux, ceux qui ont une influence sur la fabrication de cet environnement, les architectes, les «gens qui étudient notre vie avec les bruits». Curieusement, certaines compagnies se sont montrées très intéressées par ces études, dont le fabricant de voitures allemand BMW. «J’ai été invité à Munich par BMW et ils m’ont dit: "Nous pouvons maintenant faire une voiture presque complètement silencieuse, mais nous ne le voulons pas. Nous voulons avoir une voiture qui ait une signature acoustique. Pourriez-vous nous aider à trouver le bon son, celui qui ferait que les gens, en entendant venir la voiture, se diraient: tiens, voilà la nouvelle BMW?" Le problème avec ça, c’est que maintenant, il y a beaucoup de bruits qui sont la "propriété" de quelqu’un. Ce ne sont pas des sons libres!» On peut lire encore, dans Le Paysage sonore: «Le bruit attire l’attention: tellement que si les machines avaient été muettes, l’industrialisation n’aurait pas connu le succès qu’elle a connu.»

Pourtant, un des plus graves péchés de notre civilisation moderne n’est pas de produire des bruits, semble dire Murray Schafer, mais de les tolérer, de ne plus les remarquer. «Il y a pollution sonore quand l’homme n’écoute plus», déclarait-il déjà. Ses travaux, qui ont donné naissance à une réflexion essentielle, se poursuivent aujourd’hui grâce à d’autres chercheurs. «Il ne faut pas accepter les sons sans réagir, il faut les analyser de manière critique, souligne-t-il. Il faut pouvoir dire non, car nous avons la liberté de changer les sons qui nous entourent. C’est une simple question d’éducation.»

Art total
L’écologie sonore n’est toutefois pas la seule source du travail créatif de R. Murray Schafer. Compositeur inspiré, il se dit très sensible, notamment, aux œuvres littéraires et musicales du XIXe siècle. Comme une sorte de buvard, Schafer boit tout ce qui peut lui servir à écrire de la musique, et son activité artistique dépasse largement le cadre de la salle de concert.

On retrouve dans son œuvre la présence du théâtre, des arts visuels, de la danse, de la littérature, cette dernière discipline constituant une part importante de sa production. La nature elle-même est source de création pour le musicien, qui a révolutionné l’idée du concert, au même titre que Wagner avec sa Tétralogie. «Les grandes révolutions dans l’histoire de la musique sont des changements de contexte plutôt que des changements de style», soulignait Schafer il y a quelques années.

Spectacles en pleine nature, événements durant toute la nuit dans lesquels chaque membre de l’auditoire, participant à un rituel, devient un «initié», intégration de dimensions sensorielles inusitées – goût et odorat – à des œuvres combinant déjà la danse, le théâtre et la musique, Schafer n’a de cesse de faire voler en éclats les conventions qui étoufferaient son imagination débordante. On est loin, ici, du compositeur qui enregistre les sons de la nature afin de les resservir à la sauce contemporaine. Tout, chez lui, passe à travers le tamis du génie créateur.

Dans son œuvre, la voix occupe une place prépondérante. Toutefois, ses quatuors à cordes – qui, soit dit en passant, ne se privent pas d’intégrer la voix – sont nichés au cœur de sa production comme de véritables bijoux musicaux dans leur écrin de fantaisie et d’imagination. Maintenant au nombre de sept, ils constituent en fait un vaste cycle, qui peut être écouté comme une seule et même œuvre. C’est le pari qu’a fait, en tout cas, le Quatuor Molinari, avec l’accord enthousiaste du compositeur. Depuis ses débuts, le Molinari s’est donné pour mandat de jouer l’intégrale des œuvres pour quatuor à cordes de Schafer, au fil de ses concerts. Cette fois-ci, l’ensemble se lance un défi d’envergure puisqu’il interprétera le corpus entier en une seule soirée, au sein d’un événement intitulé Le Quatuor selon Schafer, qui comprendra une conférence, deux dialogues, une table ronde et le concert-marathon qui clôt l’événement.

Avec un brin de coquetterie, Schafer prétend avoir peur de ne pas garder son public en éveil tout au long de cette soirée… Et pourtant! Chaque œuvre de ce corpus rivalise d’inventivité, de trouvailles musicales et théâtrales et, surtout, de pure beauté sonore. «Mes quatuors sont très personnels, très romantiques, avoue le compositeur, et moi, je suis un peu comme ça! J’aime beaucoup les écrivains et les musiciens du XIXe, Les Contes d’Hoffmann, Jean-Paul, Schumann…» Au départ, Schafer ne pensait guère composer sept quatuors, qui seraient liés les uns aux autres de façon indissociable. «Ça a commencé après le deuxième dans lequel, pour finir, je fais sortir les musiciens. C’est ce qui m’a donné l’idée de commencer le troisième en les faisant entrer. Tous les autres, après, sont liés. J’aime les travailler comme ça. Dans notre monde, il n’y a plus de place pour les œuvres qui sont l’ouvrage d’une vie. Les romans-fleuves ne sont pas populaires aujourd’hui, parce qu’on ne peut pas les lire dans l’autobus ou dans le métro, les lignes sont trop courtes!» s’amuse Schafer.

Notes de couleur
Le dernier-né du cycle, le Quatuor no 7, a été composé spécialement pour le Quatuor Molinari. Plus que jamais, Schafer y donne libre cours à son imagination, intégrant à l’œuvre décors – conçus par Guido Molinari -, costumes, voix et mise en scène. Tout comme il a bien connu le Quatuor Orford, qui a joué ses œuvres jusqu’à sa dissolution, en 1991, Schafer connaît bien le Molinari et surtout sa fondatrice, la violoniste Olga Ranzenhofer. «Quand Olga m’a dit qu’elle souhaitait jouer tous mes quatuors, je me suis dit: tiens, peut-être que je devrais en écrire un autre.»

Ce qui fut fait. Au printemps dernier, le Molinari interprétait l’œuvre dans sa version «concert», sans décors ni costumes, au Festival Cordes du futur, à Ottawa, avec la soprano Nathalie Paulin. La création de la version scénique – et donc la véritable création «complète » – aura lieu dans le cadre de l’événement Le Quatuor selon Schafer.

L’inspiration qui a présidé à la conception du septième quatuor dénote assez bien l’originalité des sources créatrices du compositeur canadien. «Ce sont les couleurs, explique Shafer. Chaque interprète me suggérait une couleur différente par sa personnalité et son jeu. Olga est rouge, Johannes Jansonius – deuxième violon – bleu, David Quinn – alto – jaune et Sylvie Lambert – violoncelle – verte! Ces couleurs ont orienté le type de jeu des musiciens. Par exemple, le jeu du premier violon est plus dur, plus rude que celui du violoncelle, plutôt délicat, doux. D’une certaine façon, l’alto est plus drôle. Je voulais manifester cela par la musique.»

Cette écriture hautement «sensorielle», liée à plusieurs aspects de notre sensibilité, est une des caractéristiques de Schafer, tout comme son humour, qui ne fait pas défaut au septième quatuor. On y verra la soprano Marie-Danièle Parent incarner le rôle d’une… schizophrène, et nous déclarer avec force, faisant écho à notre désir profond: «I want music»!


Le Quatuor Molinari et R. Murray Schafer
Olga Ranzenhofer, fondatrice du Quatuor Molinari, se sent particulièrement choyée ces temps-ci. Deux des plus grands artistes canadiens, le peintre Guido Molinari et le compositeur R. Murray Schafer, ont réuni leurs talents afin de créer une œuvre pour son ensemble, le Quatuor no 7 de Schafer. De plus, la violoniste se dit très enthousiaste à l’idée de jouer, en une seule soirée, l’intégrale des sept quatuors à cordes du compositeur canadien. «Nous sommes le seul ensemble au monde à les avoir tous à notre répertoire», se réjouit Olga Ranzenhofer, qui considère le corpus comme une seule grande œuvre.

À ses débuts, le Molinari s’était donné comme objectif de jouer un quatuor de Schafer à tous ses concerts, ce qu’il a fait avec un brio admirable, un raffinement exceptionnel. «C’est vraiment de la grande musique, confie la violoniste, et c’est merveilleusement bien écrit, idiomatiquement, pour les instruments. Schafer connaît la technique des cordes à fond et ça se sent, ce qui n’est pas le cas de tous les compositeurs.» Selon l’instrumentiste, deux grands éléments rendent la musique de Schafer particulièrement attrayante pour les interprètes comme pour le public: «Son utilisation du rythme, d’une puissance époustouflante, ainsi que son lyrisme absolument incroyable, avec des phrases d’une longueur infinie!»

La relation du Quatuor Molinari avec Murray Schafer est privilégiée. «C’est un ami, un peu comme Guido Molinari, qui nous inspire beaucoup, déclare avec empressement Olga Ranzenhofer. Schafer est très généreux, il partage ses idées, discute avec nous de musique, mais aussi de littérature, d’arts visuels, d’une foule de sujets. Maintenant, quand nous répétons, nous nous mettons dans sa peau, nous demandant ce qu’il souhaite entendre, à tel ou tel endroit. Nous avons fini par connaître son écriture, à un point tel que nous devinons rapidement son intention.» Dans les sept morceaux, Olga Ranzenhofer constate une évolution dramatique qui mène, dans la dernière œuvre, à l’éclatement du quatuor. «Il va y avoir une sorte de crescendo, tout au long de la soirée», prévoit la violoniste.

La tension ne risque toutefois pas de retomber pour l’ensemble, qui va enregistrer immédiatement après l’intégrale des quatuors sous étiquette Atma, en présence du compositeur, qui restera à Montréal jusqu’au 18 décembre. Les mélomanes, eux, devront attendre au printemps, ou peut-être à l’automne 2000, pour entendre à nouveau cette intégrale, sur disque cette fois!

On pourra assister à la conférence de R. Murray Schafer sur «La quaternité et le quatuor à cordes», le 9 décembre à 15 h. Deux dialogues auront également lieu avec le Quatuor Molinari et le compositeur, les 9 et 10 décembre, respectivement à 16 h 30 et à 18 h. Une table ronde sur le thème «Le quatuor, une forme taboue» se tiendra le 10 décembre à 16 h. Tous ces événements se dérouleront à la Chapelle historique du Bon-Pasteur, qui présente également une exposition consacrée à Schafer. Le concert-marathon du 11 décembre aura lieu à la salle Pierre-Mercure, à partir de 18 h.

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