L'année latino : Chauds latins
Musique

L’année latino : Chauds latins

Du jeune Ricky Martin aux grands-pères du Buena Vista Social Club, le paysage musical mondial a été frappé par un véritable ouragan latino cette année. Et ça ne fait que commencer…

Tout a commencé à L.A., le soir des Grammys. La chanson

The Cup of Life avait pourtant fait le tour du globe l’année d’avant à titre d’hymne officiel de la coupe du monde de foot. Mais ce soir là: boum! Un blondinet beau comme un dieu, trois petites steppettes, et le monde entier a pogné d’un seul coup la fièvre latine. «Maintenant c’est la Rickymania! déclare Lisa Morales avec enthousiasme. Mais ça fait des années que les artistes de salsa et de merengue progressent de manière irrésistible.»

Lisa sait de quoi elle parle. Née au Salvador, elle a débarqué au Québec à l’âge de sept ans et elle a milité longtemps à CISM avec Gonzalo Nunez dans l’émission La Rumba du samedi Elle vient de fonder sa propre compagnie de production pour des shows latino. «Ça s’attrape comme un virus, ça fait bouger, ça ne te lâche plus», continue-t-elle avant de préciser qu’en plus des clubs comme le Manhattan, le 6/49 et

l’indestructible Salsathèque, le très huppé Club 737 à la Place Ville-Marie s’est mis à jouer du merengue et du Jennifer Lopez. «Ça a beaucoup à voir avec les radios commerciales», précise Lisa sur un ton confidentiel.

En effet, et l’événement va passer à l’Histoire: pour la première fois de sa vie, Le Palmarès, publication hebdomadaire qui se veut le reflet scientifique de la radiodiffusion et des ventes de disques au Québec, a vu les cinq premières places de son Top 50 anglophone occupées pendant la moitié de l’été par des grooves et des noms aux accents espagnols. Livin’ la Vida Loca, Bailamos, Mambo #5, de même que Sonar, du français Allan Théo et Mi Chico Latino de l’ex-Spice Girls Geri ont caracolé frénétiquement sur nos ondes pendant la période des grosses chaleurs. C’est sans compter le succès de la plantureuse Jennifer Lopez (numéro un dans les radios de la Belle Province pendant cinq semaines consécutives), et celui de son compatriote d’origine portoricaine, le crooner Marc Anthony qui fait une entrée en force sur la scène pop avec le percutant I Need to Know.

Salsero québécois d’origine péruvienne, le chef d’orchestre Milton Esteban, lui, n’a jamais autant travaillé. «Les gens sont déchaînés! dit-il avec un sourire. On a joué durant toute la semaine, pas juste les week-ends. Ç’a été une très très grosse année côté travail.» Et pour cause! La plupart des clubs à Montréal ont rajouté une soirée latine à leur programme hebdomadaire. Le Jello Bar, le Sofa, China, Groove Society, le Station et même le prestigieux Sherlock’s ont eu leur quota de salsa. «C’est très

intéressant ce qui se passe, poursuit Esteban. Enrique et Ricky font une musique latine moins pure, plus commerciale. Mais ils sont jeunes, ils ont une belle apparence; ils ouvrent les portes, et le style latin est très en demande. Il faut qu’on en profite tous.» Milton est un multi-instrumentiste accompli qui a débuté «dans la rue» à l’âge de seize ans. Il en a vu des vertes et des pas mûres, a étudié à New York et à Cuba. «Il y a une véritable évolution, rajoute-t-il avec assurance. Les artistes latins, qu’ils jouent de la salsa, du son ou de la bachata sont moins enfermés dans leurs ghettos.»

Même chose aux États-Unis. La méga radio de New York, c’est La Mega fondée par le Portoricain Paulito Vega. Cent pour cent en espagnol, cent pour cent hot. Mais il fallait la consécration suprême de la sacro-sainte industrie, souvent plus lente à se déboucher les oreilles. Cette fois, c’est fait. Martin, Iglesias et la señorita Lopez se sont succédé sans coup férir au sommet du Hot 100 (combinaison du airplay et de la vente de singles en Amérique anglophone). Et pour clore la série, l’incroyable triomphe de Carlos Santana , l’inventeur en personne du latin rock . Trente et un ans après son premier disque, le célèbre guitariste mexicain signe le plus grand succès de l’année 1999 avec Smooth, numéro un depuis dix semaines au Billboard. Avec deux millions de singles vendus et six millions d’albums, tonton Carlos établit un record qui classe son hit, chanté par Rob Thomas, parmi les vingt succès les plus importants dans l’histoire de la musique populaire.

Là encore, Esteban reste persuadé que «lorsque les Américains découvrent le potentiel commercial d’un produit, les répercussions se font sentir dans le monde entier.» Il ne croit pas si bien dire: le jeune groupe canadien Sky (deux p’tits gars de Montréal sur le point de faire une carrière dans la pop internationale) viennent d’enregistrer une version espagnole de leur nouvelle toune All I Want (Te deseo), clip à l’appui.

¿ Habla Español ?

Il ne faut pas oublier que l’espagnol est aujourd’hui, après l’anglais, la première langue parlée par les habitants des cinquante États américains. Si on additionne les populations qui composent dix-neuf des vingt-deux pays de notre continent, la conclusion est évidente. L’Amérique EST latine. Et en Colombie comme au Panama, peu importe la langue, on est solidaires des mêmes cadences régionales, qu’il s’agisse de

cumbia ou de guaracha. Pourvu que ça donne envie de bouger.

«Tico-Tico par ci, Tico-Tico par là!» Ça fait longtemps qu’au Québec on s’est habitué aux mélodies et aux rythmes dits latins. Des roucoulements d’Alys Roby jusqu’aux facéties du tandem comique Yves et Martin (C’est ben sal ça), cinquante années ont passé et les agences de voyages ont poussé comme des champignons. Francophones du grand Nord, nous partageons tous le fantasme de couper l’hiver en deux avec une escale en République, au Mexique ou à Cuba.

Lisa Morales me confirme ce qu’on savait déjà: «Les Canadiens francophones et les anglos qui ont voyagé reviennent avec la piqûre, ils gardent le rythme dans le sang.» C’est vrai qu’ici, notre culture en chansons exotiques se limite en principe à quelques noms sonores comme Rico Vasilon, Celito Lindo, Guantanamera et La Bamba. Et c’est pas parce qu’on prononce correctement les mots Piña Colada qu’on est un expert en la matière. Pourtant personne ne s’étonne quand Charlebois décrit son pays de verglas

comme «Mon Amérique latine au Canada». Et c’est d’autant plus vrai aujourd’hui que toutes les communautés latines sont fortement représentées au Québec. Même si le mot latino dans notre vocabulaire rime encore avec macho, fiesta, party, chaleur et toute une série de stéréotypes vieux comme le monde, ces peuples nous apportent, en plus de leur musique, toute leur culture, leurs fédérations communautaires, leur folklore; un appétit de la vie et cette manière d’être, tellement communicative. Lisa me souligne la chose: «Le contact humain est beaucoup plus fort dans la discothèque latine. Invite à danser une fille que tu ne connais pas. Sans chichis, elle va dire: >Oui>!»

Pire encore: on aura beau faire croire que la ruée latine est un accident de parcours, une mode passagère, une génération spontanée, il faudra d’abord écarter les ancêtres. Ils n’ont rien à voir avec des gigolos, or, l’album des grands-pères du son Buena Vista Social Club, sorti il y a deux ans déjà, s’est maintenu avec une régularité inébranlable dans le top des ventes de chez nous. Résultat: soixante mille exemplaires de plus se sont vendus au Canada cette année pour un total qui dépasse aujourd’hui le triple disque d’or coast to coast.

Et, comme de fait, les concerts de musique afro-cubaine se sont multipliés dans la métropole cette année, notamment au Spectrum et au Medley. Sierra Maestra, Los Van Van, Afro-Cuban All Stars, Compay Segundo ont tous fait le plein, de même que la revue Calor Cubano, qui a perdu quelques plumes au Casino – certains musiciens seraient «passés à l’Ouest» pour s’établir ici – et qui se paye quatorze représentations au Kola Note pour le temps des Fêtes. La population montréalaise s’est enrichie de nombreux artistes de musique latine dont Barbara Ruiz, vingt-trois ans, native de Camaguay. La Cubaine gagne sa vie comme coiffeuse boulevard Saint-Laurent mais elle parle cinq langues et vient d’achever un album, Contre vents et marées, qui pourrait faire du bruit.

Et l’histoire continue. Les conquistadores esclavagistes garderont donc dans le livre de la musique l’unique mérite d’avoir provoqué sans y penser la création de la world music. À force de sacrifier les autochtones, il a fallu des bras pour creuser les mines d’or. Mais dans les cales des négriers, les hommes et les femmes ont gardé la cadence et la mémoire des rythmes du continent noir. Le mélange des cultures africaine et hispanique nous a donc laissé en cadeau la musique de Compay Segundo et de Ricky

Martin. À propos de ce dernier, les seize mille billets pour son show au centre Molson le 23 mars prochain ont été mis en vente samedi matin à dix heures pile. Avant midi, c’était fini.

Le club des 5

Mexique, Colombie, Brésil, Argentine, Porto-Rico, République Dominicaine: Attention, les multinationales sont dans le coup ! Avec des réservoirs d’artistes en banque signés en majorité chez Sony Latin et EMI Latin. Universal et BMG ont aussi raclé leurs fonds de catalogues pour sortir des albums et des compils en espagnol. Mais pour ouvrir la brèche, il fallait des flèches enflammées capables de démontrer aux diffuseurs bornés et aux consommateurs paresseux que les Latinos étaient capables de produire une musique commerciale et conforme aux standards de l’étiquette pop. L’attaque avait été préparée et le coup de reins de Ricky, le 26 février, pendant la cérémonie des Grammys, n’a fait que déclencher les hostilités. Voici donc le profil de cinq albums qui ont changé la fin du siècle…

Jennifer Lopez On the 6

La pulpeuse actrice se jette dans l’arène et réussit un hit imparable avec sa première rengaine, If You Had My Love. Soutenue par de superbes vidéo-clips, cette belle Portoricaine du Bronx incarne toute l’ambition de ses compatriotes assoiffés de gloire instantanée depuis Rita Moreno dans West Side Story. Mais elle établit un nouveau standard glamour qui sera dur à battre. On remarque ici Puff Daddy (Feelin’ So Good), Marc Anthony dans une superbe salsa romantique (No Me Ames) et la chanson de party Let’s Get Loud, de Gloria Estefan, le sommet terre à terre qui justifie ce disque.

Enrique Iglesias Enrique

Il se défend de marcher sur les traces de son père, mais ce jeune séducteur romantique est tout à fait conscient de son charme de latin lover classique sur la gent féminine. Universal, qui avait ignoré son précédent album, le très mélodique Cosas Del Amor, mise gros sur ce disque crossover, «marketé» sur mesure pour le grand public. Comprend son hit Bailamos et sept nouvelles chansons pop dont une reprise de Springsteen et un duo avec Whitney Houston!

Marc Anthony Marc Anthony

Ceux qui connaissaient Marc Anthony pour ses précédents albums en espagnol dont le somptueux Contra La Corriente resteront probablement sur leur faim. Chanteur à voix complètement passionnel, ce dandy perfectionniste tire quand même son épingle du jeu. Mais réussira-t-il, avec son virage pop et parfois musclé, à préserver son intégrité tout en gommant l’image maniérée que son élégance avait pu projeter ?

Ricky Martin Ricky Martin

The bomb! Cinquième album de la superstar portoricaine qui avait fait ses premières armes à douze ans dans le boys band Menudo, ce Ricky Martin éponyme n’est pas véritablement un album concept, mais plutôt un feu d’artifice programmé avec une précision inouïe pour exploser dans le grand public. On y retrouve un duo avec Madonna et des succès confirmés comme Maria et The Cup of Life, le fameux morceau qu’il a chanté aux Grammys et qui a mis le feu aux poudres.

Carlos Ponce Todo lo que Soy

Comme son compatriote Elvis Crespo, malade du merengue, Carlos Ponce a décidé de ne pas se compromettre en anglais pour son deuxième album. À l’instar d’Eros Ramazzotti, la petit roi de la pop italienne, il cosigne toutes ses chansons; et son crossover commercialement irréprochable possède toutes les qualités mais aussi les défauts de ce qui se joue partout ailleurs. Le tube Escuchame rappelle agréablement les Gipsy Kings.