Muzion : Style libre
Musique

Muzion : Style libre

Avec son premier album, Muzion questionne nos convictions et nos préjugés. Boudée par la radio commerciale, mais soutenue par de nombreux médias alternatifs, la formation hip-hop reçoit un accueil délirant partout en province. Discussions à bâtons rompus avec, en arrière-plan, un hymne rap rassembleur et accrocheur…

Pour ceux qui se poseraient des questions: non, l’absence de Muzion parmi les nominés de la catégorie Album hip-hop de l’année du dernier Gala de l’ADISQ n’est pas une erreur. Il s’agit tout simplement d’une question de timing, leur album Mentalité Moune Morne étant sorti trop tard (en juin) pour pouvoir apparaître sur la liste. Remarquez, c’est sûrement un mal pour un bien puisque, à moins que Dubmatique sorte un autre album d’ici là, les chances de Muzion sont très bonnes pour l’an prochain. De toute façon, c’est probablement le dernier de leurs soucis…

Muzion a beaucoup d’autres chats à fouetter: alors que le groupe commence à visiter le Québec, qu’il tâte le pouls du marché canadien (par un featuring sur l’album des Rascalz), son dernier single, le puissant hymne haïtien La Vi ti nèg attire de plus en plus l’attention. Surtout grâce au vidéoclip qui a abondamment tourné à MusiquePlus, parce que côté radio commerciale, c’est l’inertie totale. Une situation particulièrement ridicule compte tenu du potentiel populaire évident de cette chanson. Franchement décourageant… Les quatre membres du groupe (J. Kyll, Dramatik, Impossible et LD-One) n’en reviennent tout simplement pas.

J. Kyll: «Franchement, que La Vi ti nèg ne joue pas à la radio commerciale, c’est une vraie joke! Je savais que ça n’allait pas être facile, mais de là à ce qu’ils disent qu’elle n’est pas jouable, que le rap ne passera pas à la radio… Je trouve ça très décevant. Ils préfèrent faire entendre des choses faciles pour que les gens bougent la tête sans écouter les paroles. Ils ont peur, parce que c’est une musique qui dénonce.»

Dramatik: «Le pire, c’est que moi, je suis sûr que les enfants de ceux qui décident de ce qui va tourner à la radio, ils écoutent du Muzion…»

Impossible: «Moi, je les envoie se faire voir!»

J. Kyll: «Le but de cette chanson, c’était premièrement de rejoindre la communauté haïtienne pour lui faire savoir qu’on est présents et qu’on fait quelque chose de positif pour la représenter; et aussi d’aller chercher les gens des autres communautés pour qu’ils aient envie de nous connaître, de savoir comment on vit.»

Impossible: «Cette chanson, c’est comme un cri d’espoir. C’est pour dire aux gens que même si on vit de la merde, on va quand même essayer de faire la fête, de faire quelque chose de bon.»

LD-One: «Et c’est un mélange culturel: on a mélangé le hip-hop avec le rythme traditionnel haïtien qu’est le compa, et on a mis de l’anglais, du français et du créole. C’est pour que tout le monde puisse ressentir la vibe.»

Ghetto génétique
S’il y a une chose à retenir de la démarche musicale et des messages que véhicule Muzion, c’est bien le désir de faire tomber les barrières. Celles des styles musicaux qu’ils se sont amusés (avec l’aide du réalisateur Haig V.) à explorer; mais surtout celles des préjugés raciaux, des mentalités obtuses et de l’intolérance. Tout au long de Mentalité Moune Morne (et de l’entrevue), c’est à ces plaies sociales qu’ils s’attaquent, mais jamais sur un ton moralisateur. Voilà un groupe qui voue un respect énorme à l’auditeur et à son intelligence.

J. Kyll: «On parle souvent de la tolérance; moi, je n’aime vraiment pas ce mot-là! Comment ça, tu me tolères? Connais-moi, apprécie ce que je suis, mais tolère-moi pas! Trop souvent, au Québec, on demande aux communautés ethniques de s’assimiler, d’oublier ce qu’elles sont pour devenir complètement québécoises comme si leurs membres étaient nés ici. Mais on a aussi une culture! La génération juste avant nous est née en Haïti, elle nous a transmis cette culture. Et même si on est nés au Québec, on se rend bien compte qu’on ne nous traite pas de la même façon. On ne nous appelle pas Québécois, et on n’est pas complètement haïtiens. Alors qu’est-ce qu’on est? On est haïtieno-québécois, et ça, les Québécois doivent l’accepter, et les Haïtiens d’origine aussi.»

LD-One: «Il faut une ouverture des deux côtés. Il faut qu’on apprenne à se connaître, parce que c’est certain que si l’influence ne vient que d’un côté, on va se sentir agressés, on va avoir l’impression qu’on ne respecte pas notre culture.»

Dramatik: «Il faut aussi avouer qu’on est plus habitués de voir des photos de Blacks dans les journaux à cause de viols ou de crimes, qu’à cause de la musique. C’est souvent les seules occasions qu’ont les jeunes de voir des membres de leur communauté dans un journal… Nous, on veut leur donner de vraies raisons d’être fiers de se reconnaître dans les médias.»

J. Kyll: «Mais on ne veut pas non plus prendre la responsabilité de dire qu’on a une mission à accomplir. Le danger de ça, c’est de faire de Muzion une secte. On est quatre personnes à part entière, avec chacune sa manière de vivre et de voir la vie, et c’est ça qu’on expose aux gens. On leur dit qu’il faut être fiers de ce que l’on est, peu importent la race ou la culture. Dans tout ce que l’on fait, c’est d’être fiers de ce que l’on est, et non pas de ce que les autres voudraient que l’on soit.»

Freestyle
Mais lorsqu’on est un groupe de rap qui tente de faire partager sa vision des choses par des chansons, comment mesurer l’impact réel chez l’auditeur ou le spectateur? Comment savoir si on a atteint l’objectif, si le message passe et est assimilé?

Impossible: «Si, lors d’un concert, les gens s’amusent, s’ils ont les mains dans les airs, qu’il n’y a pas de violence et que tout le monde ressort avec le sourire, c’est déjà un salaire pour nous. Et dans la rue, si les gens nous arrêtent pour nous dire qu’ils appuient notre projet, c’est aussi un autre pas de fait. Ça compte beaucoup pour nous.»

Dramatik: «Il y a des gens qui vont s’informer des chiffres de ventes pour mesurer l’impact. Mais pour nous, ce qui est important, c’est de rejoindre le monde, c’est pas une question de chiffres. C’est certain qu’on y pense, on a tous laissé nos autres occupations pour Muzion; mais notre but, c’est pas de s’acheter des vêtements avec les marques à la mode et d’accumuler les disques platine. L’important, c’est de rester real. Et c’est pas dur de rester real. C’est comme quelqu’un qui joue au basket, il ne se force pas pour jouer, il est bon parce qu’il a ça en lui. Quand on fait un track, on ne se force pas; si ça sort de nous, c’est que c’est real. Même chose pour les entrevues… On ne répond pas en fonction du marketing; c’est du feestyle qu’on fait maintenant, ce que t’entends de nous, c’est ce qu’on pense vraiment, you know.»

À entendre parler les détracteurs de ce style aux origines urbaines: en dehors des grands centres, il n’y aurait pas de public pour le rap. Et à écouter ces mêmes personnes: la culture hip-hop ne serait qu’une sous-musique sans grande profondeur, qu’un feu de paille dont les jeunes se lasseront très rapidement. Évoquez ces opinions devant Muzion, et vous ferez face à une tranquille assurance.

Dramatik: «C’est sûr que le rap, c’est de l’art! C’est plus hot que de la poésie conventionnelle; le rapper doit bouger sur la scène, il doit garder sa respiration tout le long, il doit faire bouger la crowd pendant qu’il donne sa poésie. C’est pas de l’art, ça? Shit! C’est quoi d’abord, man?»

Impossible: «On donne notre mind, notre body et notre soul! C’est ça qu’on véhicule dans notre hip-hop! […] Et le rap va toujours être là, c’est un mode de vie. Tant qu’il y aura de la vie, y aura du rap. Parce que le rap, c’est le reflet de la vie!»

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Le rap n’aura mis que deux décennies à conquérir la planète. Des entrailles de New York aux quartiers périphériques de Paris ou de Montréal, il a tout soufflé sur son passage. Au Québec, le mouvement ne cesse de prendre de l’ampleur. Les groupes hip-hop se multiplient, leur discours se fait plus cru et leur public s’élargit considérablement. Même les villes de province apparamment à l’abri des fléaux dépeints par les M.C.’s survoltés ont été conquises. J. Kyll a même déjà laissé entendre que le rap soulève plus de passions en province qu’à Montréal même…

«Personne n’est maître chez lui!» s’exclame la rappeuse, lorsqu’on lui parle de l’accueil qui est fait au groupe en dehors de la métropole. «Je pense que les gens n’ont pas la chance de voir des spectacles [hip-hop] aussi souvent qu’à Montréal, alors quand un bon groupe débarque, ils sont contents et ils le font savoir, nuance-t-elle. À Montréal, les gens sont habitués à voir des shows, alors qu’en région il y en a moins, c’est tout.»

«Souvent, on débarque dans une plus petite ville et on se demande si ça va marcher, enchaîne Impossible. Finalement, il y a toujours plein de gens qui débarquent et qui s’amusent. Ça marche partout le hip-hop, ça se répand partout au Québec…»

Le débalancement entre l’offre et la demande ne serait pas la seule façon d’expliquer le triomphe du hip-hop à Québec et dans les petits centres urbains comme Sherbrooke ou Trois-Rivières. Selon Dramatik, les jeunes peuvent facilement s’identifier aux textes. Dans le cas de Muzion, c’est manifeste. «On parle de ce qu’il y a autour de nous, mais on ne parle pas seulement de problèmes de grandes villes», insiste-t-il.

«En fin de compte, on parle de problèmes humanitaires, résume Impossible. Tout le monde est dans le même système, c’est la même réalité partout», affirme le M.C.

Le monde décrit par Muzion en est un où persistent la xénophobie et le racisme. Les rappeurs déplorent d’ailleurs la façon dont, règle générale, les Noirs sont dépeints par les médias. Sans vouloir tout prendre sur leur dos, ils sont heureux que leur succès et la presse positive dont ils jouissent puissent contribuer à renverser la tendance.

Dans un tel contexte, sont-ils étonnés de voir autant de jeunes Blancs de partout au Québec s’identifier à eux et entonner avec eux le refrain de La Vi ti nèg? «Le hip-hop, c’est un genre de nation, explique Dramatik, c’est pour ça qu’on ne voit pas vraiment de différence. Tu portes les mêmes jeans que moi, le même chapeau… c’est la même race.» – «Le hip-hop, ce n’est pas seulement pour les Blacks, s’interpose Impossible, c’est pour tout le monde qui adopte ce style de vie-là.»

Sans vouloir se faire le porte-étendard de toute une génération, J. Kyll croit que Muzion représente à la fois la jeunesse du Québec qui cherche à prendre sa place et celle des quartiers défavorisés, qui espère ne pas demeurer au bas de l’échelle. «On représente aussi les Blacks, qui bénéficieront peut-être d’un exposure plus réel, dorénavant. Pas les Blacks assimilés, pas les Blacks Oréo qui se transforment en Blanc pour plaire au public blanc, précise-t-elle, mais les vrais Noirs qui se présentent tels qu’ils sont et qui veulent se faire respecter.»
Alexandre Vigneault