Arno : Le carnaval de tous les mots
Musique

Arno : Le carnaval de tous les mots

Flibustier de la pop, il entremêle deux ou trois langues en se lamentant comme un gitan, perdant toute propension au bégaiement dès qu’il chante. ARNO, le plus soul des chanteurs francophones, revient sillonner le Québec au cours d’une minitournée qui promet d’être énergique et dionysiaque: «Et après nous, les mouches!»

Issu de la mer du Nord, il en conserve un physique de Viking décadent et une personnalité double: agitateur professionnel et adolescent renfrogné. Hintjens de son patronyme, monsieur Arno fait partie de ces grands timides imposants chez qui la prétention devient un masque essentiel, mais précaire. Ce qui le pousse à associer la difficulté d’être soi-même et le besoin de la fête dans des chansons relevant du cirque et du cabaret, du désespoir et de la sensualité.
Interprétant par-ci par-là des classiques de Brel et de Ferré, transposant le blues et la musique hispanique dans l’atmosphère des boîtes de nuit européennes, le chanteur offre une mixture cosmopolite où semblent s’entremêler les journaux intimes de Bukowski, Tom Waits et Nino Ferrer. «Tout comme mes albums, je suis un "melting pot". Je suis d’origine anglaise, hollandaise et russe, mes enfants sont tous d’autres nationalités; certains sont nés en France, etc.» Son plus récent bébé, À poil commercial, possède d’ailleurs un alter ego pour les marchés anglo-saxon et néerlandais, sous le titre European Cowboy. Même dans notre version, il alterne dans plusieurs pièces entre le français et l’anglais (Fantastique, High and Dry, etc.), nous offrant un album plus lourd que l’excellent À la française (1995) dont il récupère certains ingrédients en y ajoutant des éléments actualisés de rock et de blues, réminiscences du chemin suivi depuis les années 1980.

Barbare inouï
«C’est possible, c’est Arno, commente-t-il dans une syntaxe titubante à propos de cet amalgame stylistique. Une vache, ça donne du lait, pas d’champagne, hein? Cet album est un mélange de tout ce que j’ai fait dans ma vie, je crois. Ç’a été très difficile de choisir, car j’ai fait 45 chansons pour ce disque. Un long cauchemar et un long accouchement aussi. Mais je suis déjà en train d’en préparer un autre.»
Si presque toutes les pièces de ce compact sont de lui, on retrouvera tout de même – après Les Filles du bord de mer d’Adamo (1993 et La la la de Brel (sur la compilation Aux suivants) – une autre réinterprétation burlesque et éthylique du même ressort: Sous ton balcon de Nougaro. On l’imagine déjà, sur scène, en train de se repentir auprès de «Marie-Christiiiii-i-i-ne» avec la sincérité du pécheur endurci. «C’est mon fils qui m’a demandé de la jouer, quoiqu’il s’intéresse surtout au hip-hop. Il me connaît, faut croire! Je l’ai faite dans une optique un peu Bertold Brecht.» Avec un comparse de longue date, le claviériste et accordéoniste Ad Cominotto, et le guitariste Geoffrey Burton, on a en tout cas l’impression que la troupe a trouvé son équilibre. Arno parle d’ailleurs intuitivement d’Arno comme d’un groupe plutôt qu’un seul individu. Ce qui explique un peu son oscillation entre le chanteur «à la française» et l’ensemble blues-destroy.
Outre quelques hymnes festifs, sa bande et lui nous proposent quelques essais sentimentaux toujours aussi clairs-obscurs, telle la magnifique Dans mon lit et l’équivoque Ronde et Belle. Et, comme il en a pris l’habitude, une pièce plus ancienne est remodelée: Oh la la la, datant de 1981, passe d’un style alternatif à klezhmer, y gagnant au passage en efficacité. «C’est maintenant un pied de nez à Milosevic, Bill Clinton et l’OTAN. On m’avait demandé de participer à un concert-bénéfice pour le Kosovo, mais j’ai refusé, car on a jeté des bombes avec mon argent, mes impôts, dans un sens. Au moment des bombardements, c’était plein de businessmans occidentaux en Yougoslavie, qui venaient déjà voir ce qu’ils pouvaient reconstruire. Une vraie honte pour l’être humain.»

Samedi depuis 30 ans
Même si sa véritable carrière francophone est assez jeune, voilà maintenant presque 30 ans qu’il roule sa bosse dans les méandres de la musique populaire et du cinéma, entre le blues, l’alternatif et la chanson. Né à Ostende, en Belgique, Arno passe de garçon de table à entertainer, d’abord au sein de formations tentant d’adapter le rhythm’n’blues à l’âme du vieux cntinent. Vedette de rock façon euro avec le groupe TC Matic dans les années 1980, il chambarde les discothèques et les amphithéâtres, notamment lors d’une tournée en compagnie des Simple Minds, avant de se lancer en solo en 1986, adoptant tranquillement le rôle du décadent de service.
Entre-temps, en 1985, une drôle d’aventure le mène en France… «J’ai été à l’Opéra de Paris durant deux mois pour y jouer le personnage de Faust. J’étais très bien payé, avec un grand appartement, deux salles de bain, le cul dans le beurre, quoi! Avec une habilleuse attitrée, qui était seulement là pour me mettre un pantalon et une chemise.» Des commentaires sur les suites possibles de cette performance? «C’était… assez.»
Il y a aussi le cinéma qui recourt périodiquement à ses services. «Cinq films, qui ne marchent pas. J’avertis pourtant les réalisateurs: "Tu me prends dans ton film, mais il ne marchera pas." Ils me prennent quand même parce que je n’suis pas cher.» Fantasque, enclin à s’autodénigrer, Arno réside pour beaucoup dans cette incertitude tonitruante qui atténue quelque peu le narcissisme propre à la scène.
S’ennuyant de ses débuts, il développe à partir de 1988 quelques projets parallèles, davantage centrés sur le blues et le rock. Deux albums sous le pseudonyme de Charles (avec Les Lulus, puis récemment avec la White Trash European Blues Connection), de même qu’un autre avec les Subrovnicks, d’où surgit la viscérale et dansante À eux je montre mon derrière, dédiée aux extrêmes droites en gestation. Des disques réalisés en quelques jours à peine, mais dont le dernier avatar a tout de même mené, l’an dernier, à une tournée européenne de sept mois. «Pourquoi Charles? Mes trois prénoms sont Arno, Charles et Ernest. Mon prochain album pourrait donc paraître sous le nom «Ernest et les branleurs»! Avec Charles, j’essaie de retourner aux sources de la musique rock, même si, évidemment, je ne peux pas chanter comme un Noir américain. C’est peut-être une thérapie que je fais, pour mieux revenir à mes choses enuite.»

Du poulet dans le tabac
Même s’il a déjà enregistré à Nashville (le très étonnant Idiots savants, 1993) et connu un certain succès underground avec des pièces en anglais, Arno espère assez peu de choses des États-Unis. «Il y a des cons partout, ma chérie!, réagit-il à ce propos. Sérieusement, j’ai beaucoup d’amis là-bas, mais, pour y jouer, ça me coûte la peau des fesses à cause des syndicats qui obligent l’emploi sur place de musiciens supplémentaires. Et il y a déjà plein de vedettes et de chanteurs là-bas; ils n’ont pas besoin d’un autre con.»
C’est qu’il a probablement trouvé son aire de réception, bien qu’au Québec il tarde, sans raison aucune, à rejoindre un public qui se délecte des très postmodernes Arthur H et Jean Leloup. D’autant plus que la brume nordique qui entoure son timbre de voix, de même que sa tendance carnavalesque le prédisposent à accompagner nos veilles et lendemains de veille. «Tu as de la chance d’habiter au Canada. Les femmes y sont très belles et je suis vraiment jaloux de toi pour ça. Je trouve ça dommage, car lorsque je vais chez vous, c’est toujours pour faire des concerts. Je rêve d’aller passer des vacances chez vous, mais l’été. L’hiver, les boules y montent dans ton corps.»
Mais la vie, c’est déjà des vacances pour celui qui, selon ses dires, ne compte se marier qu’à 85 ans, comme son père. Un peu désordre, Arno semble mieux dans sa peau que peut l’être son pays, qu’il contribue à faire moins plat et dont il ne voudrait pas qu’on exagère la sclérose politique. «La Belgique est un pays très surréaliste, très connu pour sa dioxine des poulets et pour ses pédophiles peut-être, mais on trouve ça partout dans le monde. Sauf que nous, on le montre. Dans une cigarette, par exemple, il y a l’équivalent de 50 poulets dioxinés. Je suis vraiment dioxiné, moi!»
Certains auront sans doute déjà fait sa connaissance il y a deux ans, au Festival d’été, où on avait eu le plaisir de découvrir des musiciens efficaces, idéaux pour installer les climats tendre et rudes qui caractérisent l’Ostendais volant. Arno beuglait alors Le Bon Dieu à la face d’un ciel plutôt opaque, devant quelques Belges hystériques et une foule de Québécois intrigués, surpris, évaluant lentement la densité du personnage. Cette fois-ci, en salle et non à l’extérieur, il faudra garder bien en vue les sorties de secours, car le fraternel vilain ne s’épargnera d’aucune façon pour établir le contact. «Je vais faire tout ce que je peux pour arracher une larme, et un sourire.»

le 16 février
Au Palais Montcalm
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Repères discographiques
1975-1980: Arno forme le groupe Freckle Face qui autoproduit un album. Puis ce sont les deux disques du duo Tjens-Couter (Arno Hintjens et Paul Decouter), surtout tournés vers le rhythm’n’blues. Une compilation de cette époque est éditée en 1991.
1981-1985: Le duo s’élargit et devient TC Matic, un ensemble davantage tourné vers la pop alternative. Plusieurs simples et quelques albums connaissent un franc succès en Europe.
1986: Premier album solo, éponyme.
1988: Charlatan marque l’élaboration d’un style plus personnel et intime.
1991: Retour au blues avec Charles et Les Lulus.
1993: Idiots savants, produit au Tennessee, mélange habilement les ambiances françaises, anglaises et sud-américaines.
1994: En compagnie des Subrovnicks, réalisation de Water, franchement tourné vers un rock plus lourd.
1995: À la française, la plus solide tentative entièrement française d’Arno. Plus sobre et néanmoins inusitée, avec la reprise du Bon Dieu, initialement enregistrée pour le film Merci la vie.
1997: Arno en concert, essentiel pour apprécier l’énergie brute des spectacles.
1998: Nouvel interlude blues avec Charles and the White Trash European Blues Connection.
1999: À poil commercial et European Cowboy, deux albums jumeaux qui rassemblent assez habilement tous les aspects despériodes précédentes.