Thüryn von Pranke : La croisière s'amuse
Musique

Thüryn von Pranke : La croisière s’amuse

Il y a moins de 10 ans, il ne savait même pas comment faire chanter l’instrument aux dents cariées. Aujourd’hui, il est à la tête de son trio de jazz acoustique, l’une des belles surprises musicales de l’an dernier. Vif, souple et nuancé, le jeu du pianiste THÜRYN VON PRANKE, tout comme la cohésion et la connivence de son trio, ne se lasse pas d’impressionner. Parcours d’un artiste qui prouve que la relève en jazz au Québec est en bonne santé.

Octobre 1998. Quelque part entre le Mexique et la Colombie, un énorme bateau de croisière, le Dawn Princess, se berce dans la houle de l’océan Atlantique. Petite ville à lui seul, l’engin compte mille et un recoins où l’on retrouve piscine, sauna, gymnase, salle de massage, salle de théâtre et même centre commercial. Au 15e étage, chaque soir, un petit lounge accueille les amateurs de jazz. Ils viennent soit y danser, soit écouter la musique qui s’y joue. C’est là que, campé derrière un piano à queue, Thüryn von Pranke entame ce qui s’avérera une fructueuse collaboration avec le contrebassiste Marc Lalonde et le batteur Alain Bastien. Durant 90 jours consécutifs, les trois compères jouent des standards, répondent aux demandes spéciales des vacanciers et, peu à peu, se mettent à jouer les compositions de Thüryn. Cette expérience intense force les trois musiciens à se connaître, tant personnellement que musicalement, et la chimie opère si bien que le pianiste décide d’envoyer un courriel à Alain Bédard, directeur et fondateur du jeune label Effendi, afin de savoir s’il serait intéressé à héberger la formation sur son étiquette. La réponse est positive et, peu de temps après son séjour en bateau, le Thüryn von Pranke trio se retrouve dans les studios de Radio-Canada pour enregistrer le fruit de son expérience en mer.

«L’album, c’est exactement ce que l’on a vécu durant ces trois mois, on a répété sur le bateau, on a fait à peu près 50 pièces en trois jours, et on a pigé dans le lot. Et tout en jouant, les arrangements se faisaient d’eux-mêmes», explique von Pranke. Sur les 12 pièces gravées, juste dosage de compositions originales et de standards, une pièce vocale, Red Top, chantée par le pianiste, s’est immiscée, autre clin d’oeil à ce séjour, où il se faisait parfois le crooner de service. Quant à la pièce-titre de l’album, What’s up?, «c’est pour un bonhomme génial, un pianiste qui venait de la Barbade, et qui, chaque fois qu’il nous voyait, disait "Hey man, what’s up?"», confie le pianiste.

Voyage particulièrement fructueux s’il en est, cette croisière musicale a également eu un impact dans les arrangements et dans le jeu musical du triumvirat. En effet, le port d’attache du bateau de croisière étant Porto Rico, les trois musiciens québécois ont vite été plongés dans l’univers des musiques latines. Par ailleurs, influencé par l’approche binaire de Jacky Terrasson, von Pranke a vite assimilé les salsas et autres rythmes chauds pour les fondre à même sa musique. Ainsi What’s up?, tout en étant un album de jazz acoustique, traditionnel et moderne, recèle un large éventail d’influences, serties avec subtilité.

Dactylo up-tempo
Étrangement, rien ne semblait prédestiner von Pranke au piano. Si sa mère était mélomane et que son père, Red Mitchell, était guitariste pour les Ferland, Dufresne ou Vigneault, le jeune homme de descendance germanique n’abordera pas l’instrument aux touches noires et blanches avant ses 18 ans. En fait, le talent qu’il couvait ne s’était manifesté jusque-là que lors de ses cours de dactylo quelques années auparavant: «C’était moi le plus rapide de la classe! Je surpassais même les filles qui étaient en secrétariat!» lance-t-il en riant.

C’est auprès de la jazzwoman Lorraine Desmarais qu’il fait ses classes, mais encore là, le jazz est pour lui un monde qui reste à découvrir. Il commence donc son apprentissage avec des musiques du début du siècle, comme le ragtime, pour s’en aller graduellement vers le bebop et un jazz plus moderne. «Pour être bien honnête, quand j’ai commencé à prendre mes cours de piano au cégep Saint-Laurent avec Lorraine Desmarais, je ne savais même pas qui elle était!» raconte-t-il humblement.

Von Pranke s’avère un élève pour le moins doué et discipliné. Trois années durant, il ne fait que se consacrer à son instrument, il apprend très rapidement, assimile aisément les diverses facettes du genre et se sent bientôt comme un poisson dans l’eau dans ce style musical. «Pour le musicien, le jazz donne beaucoup de liberté, ça laisse beaucoup de place à l’individu pour qu’il s’exprime, explique-t-il. Tu peux prendre un standard et le jouer avec un autre tempo, dans une autre clé, dans un style différent, avec un arrangement, avec un canevas harmonique différent, donc il y a beaucoup de place pour la créativité, la spontanéité, l’interaction entre les musiciens, c’est très plaisant, c’est comme un jeu!»

On ne tarde pas à reconnaître le talent du jeune pianiste. Il est tour à tour lauréat de Cégeps en spectacle, du concours Jeunes artistes du Canada, puis du Concours national de ragtime. Par la suite, il fait son entrée sur la scène montréalaise du jazz, faisant notamment équipe avec Alain Caron, Richard Beaudet, Loulou Hughes et accompagnant les Michel Donato, Jean-Pierre Zanella, Paul Brochu et Daniel Lessard.

Peintre musical
Entre-temps, son jeu s’étoffe et il trace sa voie, quelque part entre la tradition et le jazz moderne. Car s’il n’est ni conservateur ni avant-gardiste, le musicien de 28 ans est bien de son temps. Il sait jouer avec un immense respect pour la tradition, une facette qui se ressent dans certains standards de What’s up? tel I Could Write a Book, comme il sait laisser sa marque dans ses reprises, ce qu’il fait sur Inchworm, en jouant habilement sur les nuances, montant graduellement à un crescendo très bien senti.

Von Pranke est dans la lignée des pianistes lyriques, comme les Herbie Hancock, McCoy Tyner et Miles Davis qui l’ont fortement influencé. Il privilégie toujours la mélodie, même dans les improvisations, car pour lui, c’est la meilleure façon de transmettre les émotions et de toucher l’auditeur. Cette dimension de son jeu est très bien représentée dans ses compositions, même lorsqu’il s’éclipse derrière ses collaborateurs, comme sur Leon’s Farewell, une superbe balade où le sax soprano de Roberto Murray, au son particulier – l’instrument étant courbé plutôt que droit, comme le veut la norme – transmet une mélancolie qui va droit au coeur.

D’autre part, von Pranke et ses acolytes se refusent à tout ennui musical. Nuances, variations de tempo, modulations sont autant d’éléments que le triumvirat utilise à bon escient. De son côté, misant sur une excellente main gauche, le pianiste peut se lancer dans des soli impressionnants sans négliger la rythmique, apporter des éléments latins ou funk, bref emplir l’espace, tout en évitant de sombrer dans l’excès. Il met également à profit un concept cher à Jacky Terrasson et à Brad Mehldau, selon lequel les répétitions d’accords ne se font jamais de la même façon, favorisant davantage la variation que la fonctionnalité. «J’aime beaucoup utiliser les qualités d’accords comme des couleurs, explique-t-il. Sur On the «A» Train [une pièce de l’album basée sur Take the «A» Train], il y a deux accords pendant un bon bout de temps, mais j’essaie d’élargir les couleurs, je fais des trucs qui sont altérés, une triade de ré par-dessus do, par exemple, au profit de la couleur, car je trouve que ça donne une texture intéressante, ça change le canevas harmonique. Quand il n’y a que deux accords pendant un certain temps, il faut que ça demeure intéressant. En fait, c’est comme être peintre et utiliser comme il le faut sa palette de couleurs. Un groupe qui sonne toujours rouge, je crois que ça peut être lassant, comme être trop éclectique peut l’être aussi.»

Petit pain va loin
Pour Thüryn von Pranke, son séjour en mer a été bénéfique sur bien des facettes. Sur le plan musical bien sûr, mais technique aussi, en raison de la qualité des installations. En effet, le pianiste pouvait se prêter à son art sur un piano à queue, ce qui n’est pas souvent le cas dans le réseau des salles de jazz, au Québec. Car si la belle province peut se targuer d’avoir l’un des plus importants festivals de jazz au monde, elle fait toujours la vie dure aux musiciens qui veulent vivre de ce style musical. «Ça paye pas toujours très bien, ce n’est pas toujours dans des bonnes conditions, mais bon, on ne se lance pas dans le jazz pour faire de l’argent! explique von Pranke. C’est sûr que s’il y avait des infrastructures plus importantes pour le jazz au Québec, ça irait mieux.»

Malgré cela, le jazzman demeure optimiste quant au bon développement de la scène jazz au Québec, considérant que le public se conscientise de plus en plus à l’effet que le jazz existe toute l’année durant et non seulement durant les semaines qui lui sont réservées lors des festivals de jazz de Montréal ou de Rimouski. Quant au Thüryn von Pranke trio, cette situation est loin d’être une entorse à sa création: le lancement de What’s up? en novembre dernier marquait déjà la fin d’une étape et le commencement d’une autre. Pour l’occasion, le triumvirat n’avait interprété que des nouvelles pièces, aucune de sa galette, pourtant toute chaude. C’est qu’une panoplie d’idées fourmillent en eux et la formation pourrait bientôt nous plonger dans un autre univers sonore: «On s’en va de plus en plus vers un jazz de facture moderne, peut-être même électrique, confie le pianiste. La manipulation des loops, des samplings, des ambiances sonores, ça nous intéresse autant que le jazz acoustique, mais on est encore à apprivoiser cela

Le 20 février
Au café-spectacle du Palais Montcalm
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