Daniel Boucher : Obus de langage
Musique

Daniel Boucher : Obus de langage

«Je me sens proche de ceux qui disent ce qu’ils pensent», affirme-t-il. Indépendant, intègre et fonceur, Daniel Boucher a fait paraître le disque québécois le plus éloquent depuis longtemps. De passage à L’Anglicane ce week-end, il nous transportera dans son univers trouble mais lumineux, où les questions existentielles voisinent les coups de gueule  réfléchis.

Les cheveux en bataille, le regard vif et pénétrant, un sourire malicieux plaqué au-dessus d’un bouc blond, Daniel Boucher n’a vraiment pas l’air d’un jeune premier. Trop brouillon. L’air trop malcommode. Pourtant, depuis l’automne, l’auteur-compositeur montréalais tient toute la presse québécoise dans la poche arrière de son jean. Paru en octobre, Dix mille matins, son premier album, a reçu un accueil triomphal. D’emblée, on a élevé Boucher au rang des plus grands espoirs de la chanson québécoise et classé son oeuvre parmi les meilleurs disques francophones de 1999.
Des auteurs aussi complets, on n’en rencontre pas tous les jours. Son écriture est soignée, juste et pleine de contrastes. Ses musiques, riches en textures, font preuve d’une audace rare, sans toutefois basculer dans l’expérimentation rebutante. Animé d’une fougue qui fait penser au jeune Charlebois, il chante d’une voix assurée qui tranche avec les doutes qui hantent la plupart de ses textes. On n’avait pas subi un tel choc depuis la parution des premiers albums de l’indomptable Fred Fortin ou de la bouleversante Marie-Jo Thério.

Cas de conscience
Comme il le dit lui-même dans Aidez-moi, Daniel Boucher a attendu longtemps avant d’écrire, «de peur de barbouiller». Il a même tenté d’éviter de faire de la chanson. En effet, malgré sa formation de violoniste classique, au cégep, il a d’abord opté pour une technique en génie civil. «À l’époque, j’habitais à la campagne. J’avais un char, une blonde et je jouais au hockey trois fois par semaine, raconte-t-il. Ça me prenait quelque chose de physique, de concret, de terrestre.»
Rien de plus concret que le ciment et le mortier! Pourtant, après avoir essayé de s’intéresser à la composition des différentes mixtures de béton, il se sent de nouveau aspiré par la création. «Chaque fois que quelque chose sortait du pattern du génie civil, je m’impliquais. Quand il y avait un show, c’est moi qui l’organisait. Ça fait que, à un moment donné, je me suis dit: "Crisse, je vais m’arraner pour que ça devienne ma vie!" Il faut suivre ce qui est naturel pour soi», raisonne-t-il.
Sans plus attendre, il s’inscrit au D.E.C. en musique et fonde un premier groupe, Louise et les gentils meussieux. Peu de temps après, la formation remporte le concours Cégep Rock, ce qui lui permet d’effectuer une courte tournée en Belgique. Si Daniel Boucher avait besoin de se faire confirmer sa vocation, il était servi. Mais l’aventure de Louise et les gentils meussieux ne dure qu’un temps. Le chanteur ressent vite le besoin de travailler seul.
«Quand j’ai compris que ce que je faisais ne me rendait pas assez heureux, j’ai mis les break, explique-t-il. Je me suis dit que je devais aller fouiller pour trouver ce que je voulais vraiment. Je savais que j’étais capable de connecter avec un public, que je pourrais sans doute rejoindre du monde dans le business, mais pour y arriver, il fallait que je sois capable de défendre ce que je faisais. Je ne l’étais pas. J’avais l’impression de faire un paquet d’affaires pour rien et ça me frustrait.»
Plutôt que de continuer à ruer dans les brancards pour rien, il se retire une première fois. Il saborde Louise et les gentils meussieux et se concentre sur son projet solo. «Je voulais aller très creux et je ne suis pas sûr que les gars m’auraient suivi», dit-il aujourd’hui.
Moins de deux ans après cette première retraite, le revoilà pourtant sur scène avec Le Temps des tourmentes. «La scène me manquait», explique-t-il, un sourire en coin. L’histoire se répète: il participe au concours Cégep Rock, remporte à nouveau les grands honneurs, saborde ce nouveau groupe et retourne à sa carrière solo. Il émergera de nouveau en 1997, au Festival de la chanson de Petite-Vallée, où il mérite quatre prix prestigieux, dont ceux du meilleur auteur-compositeur-interprète et de la meilleure chanson, La Désise.

Carpe diem
Dix mille matins, c’est la chronique de ce parcours plein de ruptures, de remises en question et de nouveaux départs. C’est le voyage intériur d’un homme en quête de son rêve et de son bonheur. De La Désise, autoportrait impitoyable d’un charmeur égocentrique, au Nombril du monde, en passant par le cri de détresse qu’est Aidez-moi et quelques moments d’égarement (Délire, Ma croûte), on le suit pas à pas jusqu’à la rédemption.
Paradoxe intéressant, même si l’album relate une quête fondamentalement personnelle, son auteur a eu l’intelligence de faire quelques détournements de sens. La plupart du temps, il évite de s’approprier les mots et construit ses textes de manière à ce qu’ils agissent comme un miroir pour l’auditeur. Plutôt que de faire la morale et d’étaler son trouble, il joue les allumeurs de conscience en posant des questions. «Deviens-tu c’que t’avais vu? / Deviens-tu c’que t’aurais pu? / T’as-tu fait c’qu’y aurait fallu?», interroge-t-il dans Deviens-tu c’que t’as voulu?
«Il y a ben du monde qui ne se pose pas de questions. L’argent, la job, la cabane, c’est-tu ça, la vie? Si je m’inquiète de mon compte en banque, est-ce que je suis plus en sécurité? se demande-t-il. Il y a peut-être d’autres questions à se poser. Pourquoi est-ce qu’on est ici? On peut commencer par celle-là…»
Daniel Boucher n’a pas la prétention de changer le monde ou de faire la leçon à qui que ce soit. Mais il est convaincu que chaque seconde de notre vie amène un choix et qu’il vaut la peine de s’arrêter afin de choisir ce qui nous convient. «Je ne suis pas là pour dire aux gens quoi faire. La seule personne que je peux transformer, c’est moi. Ce que tu veux voir changer dans le monde, il faut que tu sois capable de le faire toi-même. Tu n’as pas le droit de réclamer ce changement-là si tu n’es pas capable de l’incarner. C’est dur, ostie que c’est dur!»
«C’est fatiguant de se poser des questions, mais quand tu commences à allumer sur certaines affaires, tu ne peux plus arrêter. Tu te rends compte que tu avances et, si tu arrêtes, tu es conscient de ne plus avancer. C’est tough, mais c’est vraiment plus satisaisant d’avancer», résume Boucher, qui qualifie sa démarche de «quête d’intégrité totale et exagérée».

Des mots qui sonnent
Le questionnement de Daniel Boucher n’aurait pas eu un tel impact s’il n’avait été soutenu par une plume agile et même un peu effrontée. Fruit d’un long processus de maturation, au cours duquel les phrases sont charcutées, reprisées puis peaufinées, Dix mille matins révèle un univers littéraire d’une étonnante liberté. L’auteur sait être précis et percutant, mais il a également une manière bien à lui de tourner autour du pot, tout en demeurant signifiant. «C’est d’la faute des autres / C’est d’la faute de toutte / C’est de t’ça qu’ç’t’à cause / Si je perds des bolts», déclame-t-il dans Ma croûte.
La langue de Boucher est un monde sans frontières. Grand amateur d’élisions et d’anglicismes, il se plaît aussi à inventer des mots (emberlificotailler, désise, etc.) pour le plaisir du sens et du son. «Emberlificotailler, ce n’est pas la même chose qu’emberlificoter», prend-il la peine de préciser. De même, il joue souvent avec les niveaux de langue, passe d’un «aidez-moi» à un «aidez-moé», pour des questions d’efficacité et de sonorité.
La résonnance du texte est une chose capitale pour Daniel Boucher. Comme il le dit lui-même, une chanson n’est pas un traité de chimie ou de biologie. Les paroles doivent coller à la partition musicale, mais aussi agir comme un élément percussif. Pour ce chanteur, écrire n’est pas qu’un acte intellectuel, mais également un geste physique. «Quand un mot ne résonne pas, ça paraît tout de suite, affirme-t-il. Je passe vite dessus, je regarde ailleurs ou bien je ne suis tout simplement pas capable de le chanter. Mon corps me dit que ce n’est pas le bon mot ou, parfois, le bon accord…»
Rugueux, anguleux, parfois même incisif, le rock de Daniel Boucher a quelque chose d’un peu désordonné. Les arrangements sont modernes, amples et nuancés, mais l’urgence de chanter «les choses qu’on pense tout bas, mais quy faut pas dire trop clairement» (Un inconnu) le pousse tout de même à certains raccourcis. Il opte pour une énergie brute, naturelle, comme s’il voulait éviter de faire trop beau ou trop poli. Et c’est ce qui rend son aventure musicale franchement tripative.
«La rigidité, c’est une chose; la rigueur, c’en est une autre. Tu peux être complètement slack dans ta façon de faire des chansons tout en demeurant rigoureux, croit-il. Sur l’album, je parle d’affaires qui choquent, de choses que j’aimerais voir changer. Il ne faut pas faire ça trop doucement, sinon ça ne marchera pas! Il faut appeler les choses par leur nom. Ce n’est pas que je sois fondamentalement baveux, c’est juste qu’il n’y a pas grand monde qui le fait, insiste-t-il. C’est pour ça qu’on reste bête quand ça arrive. D’ordinaire, on fait trop attention aux réactions qu’on va provoquer.»
«Quand tu prends position, t’as le vent dans la face, poursuit-il. Ici, ce n’est pas facile de faire du rock. Si tu as le malheur de mettre le pied à côté de la track, tu te fais regarder de travers. On n’aime pas ça se faire déranger. C’est paradoxal parce qu’on aime que les choses changent, qu’elles évoluent, mais il ne faut pas trop bousculer les petites habitudes du citoyen.»
Daniel Boucher n’a pas choisi la voie la plus facile. Il en est conscient, mais il a l’esprit tranquille: il n’a fait aucun compromis. «Dix mille matins va être mon premier album toute ma vie, il fallait que je sois capable de vivre avec ça», expose-t-il. Contrairement à celles écrites avec ses anciens groupes, les chansons gravées sur son premier disque, il les assume pleinement. Et il semble prêt à aller les porter jusqu’au bout du monde, si on lui en donne la chance.
Après avoir fait quelques spectacles en première partie de Gildor Roy l’automne dernier, le jeune auteur-compositeur a enfin l’occasion de monter son show à lui. Pour la première fois depuis la sortie de son disque, il jouera devant un public venu exprès pour entendre sa voix puissante t un brin railleuse. On l’imagine déjà débarquer sur scène avec son jean usé, ses cheveux ébouriffés, l’oeil amusé et le sourire narquois. Il n’aura pas l’air d’un jeune premier, mais, entre vous et moi, au prochain gala de l’ADISQ, c’est sur lui que je vais tout miser.

Le 26 février
À L’Anglicane
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