

Michel Houellebecq : Misanthropologie
Chef de file d’une nouvelle littérature désinvolte, se méfiant des complaisances journalistiques tout en jouant le jeu des médias, MICHEL HOUELLEBECQ a toujours aimé partager ses textes de vive voix. En compagnie de musiciens revisitant les territoires du funk psychédélique, l’infâme iconoclaste franchissait l’an dernier la distance entre texte et spectacle.
Thierry Bissonnette
Il faut croire que la littérature française actuelle se cherche des antidotes. Sinon, comment expliquer cette sympathie soudaine des grands éditeurs pour certains moutons noirs dont les livres ne peuvent que bousculer la chic institution parisienne? Surmédiatisé depuis la parution des romans Extension du domaine de la lutte (1994) et Les Particules élémentaires (Flammarion, 1998), Michel Houellebecq est le dernier virus en date. Un de ceux par qui les lettres soignent leur mal par le mal.
Né à La Réunion en 1958, élevé en France par sa grand-mère dès l’âge de six ans, l’homme est soit tendre soit méprisant, souvent les deux. Ses apparitions télévisuelles laissent un souvenir abrasif et ses jugements épargnent peu de confrères, tandis que des textes polémiques diffusés dans Les Inrockuptibles ne manquent jamais de faire sourire tout en soulageant nos pulsions agressives. Plaisir et douleur mêlés.
La causticité provocante du personnage est représentative de sa façon d’écrire, où la spontanéité s’assortit de clins d’oeil équivoques au lecteur: «Vous suffoquez, vos poumons vous brûlent. L’eau vous paraît de plus en plus froide, et surtout de plus en plus amère. Vous n’êtes plus tout jeune. Vous allez mourir, maintenant. Ce n’est rien. Je suis là. Je ne vous laisserai pas tomber. Continuez votre lecture.» (Extension du domaine de la lutte)
À la fin des Particules élémentaires, l’éminent biologiste Michel Djerzinski va s’échouer en Irlande où il disparaît mystérieusement. Lorsque j’ai rejoint Houellebecq par téléphone, il était justement à Dublin, se préparant à déménager en campagne et peu enclin à l’autopromotion. Ses réponses seront courtes, prudentes. Manque de confiance ou d’intérêt envers le dialogue médiatique, sinon immense lassitude. À moins qu’un relatif silence ne serve dorénavant mieux son personnage.
Une didactique du dégoût
Une façon de comprendre cette froideur serait de situer l’homme par rapport à celui auquel il consacrait son premier livre en 1991, H.P. Lovecraft. Une étude passablement réussie sur cet univers glauque entre tous. «[…] je suis complètement abruti et apathique, sauf quand je tombe sur quelque chose qui m’intéresse particulièrement», disait Lovecraft dans une lettre; on imagine bien Houellebecq dire la même chose, lui qui retient ses particules devant les interactions.
Pour ce type maigre, l’expérience du dégoût de la vie est primordiale. Tout s’y amorce, même s’il y a presque perdu sa santé mentale dans les années 1980, fréquentant à quelques reprises les milieux psychiatriques. Ses romans, qu’on pourrait dire initiatiques, proposent une douche froide et un humour thérapeutique. En 1991, il intitulait Rester vivant sa «méthode» adressée aux jeunes poètes, avec entre autres enseignements celui-ci: «Si le monde est composé de souffrance, c’est parce qu’il est, essentiellement, libre. La souffrance est la conséquence nécessaire du libre jeu des parties du système. Vous devez le savoir, et le dire.» Pour échapper à la douleur, ne reste en bon rimbaldien qu’à orchestrer l’oubli de soi dans la transformation.
Le blues de la mutation
S’il y a une chose que ses livres partagent avec ceux de Maurice Dantec, dont il est devenu un allié stratégique, c’est le désir d’une mutation de l’être humain. Quelque chose ne tourne pas rond, tant et tellement que devant le néant de l’âge actuel, la seule sagesse pour l’homme consiste à accepter de disparaître, si possible en créant son successeur. «Les possibilités de mutation se sont rapprochées encore depuis la publication des Particules, rappelle-t-il. Ce qui est plutôt une bonne chose. L’idée est de savoir si c’est notre civilisation ou l’humanité en général qui est désuète.»
Pourtant, il est loin de partager les visées trop enthousiastes des raëliens à propos de la science. «Ce n’est pas un point de vue humain qui est exprimé, mais un point de vue sur l’humanité vue de l’extérieur. Je ne pense pas avoir écrit une utopie, même si cette possibilité de futur ne m’effraie pas spécialement non plus. Ce n’est pas vraiment écrit pour amener le lecteur à des conclusions, en fait.»
Si la culture demeure importante, c’est qu’elle permet de survivre alors que l’évolution du savoir crée davantage de questions que de réponses: «Je ne pense pas qu’une modification de l’ADN changera quoi que ce soit au langage. Les modifications des conceptions en physique oui, mais pas en biologie. La génétique ne donne qu’une mince base pour comprendre ce qui se passe vraiment dans le cerveau.»
Rock et littérature
Poète depuis la vingtaine, Michel Houellebecq a toujours participé à des lectures publiques. Auteur d’un disque de récitation, il fait la connaissance de l’arrangeur et musicien Bertrand Burgalat, avec qui il concocte en 1999 un autre album, Présence humaine, où la musique occupe une grande importance. Sous le sceau de l’esthétique rétro-kitsch du label Tricatel, cette production est une véritable mise en scène de ses textes. Sur un funk torride, entre la traversée des déserts et la trame sonore d’un vieux film érotique français, l’auteur communique sa vision du monde et des gens, dans un regard déçu et amusé. Tout est dérisoire, tout aurait pourtant pu être autrement; ne reste que la chronique un brin irrationnelle d’une fin de siècle chaotique entre toutes.
L’an dernier, les comparses ont erré sur les plages de France, le projet prenant une certaine ampleur et s’étirant jusqu’à cette année pour une véritable tournée. Sur scène, Houellebecq est une sorte de crooner statique, difficile à saisir. Il bouge peu, ne danse surtout pas, ne chante pas plus que sur l’album puisque ses tentatives lyriques ont semblé, selon l’avis général, l’emmener sur de fausses routes.
Sept réponses courtes
Et ce projet musical, qui lui donne envie d’écrire des chansons, la renaissance en Irlande, cela consacre-t-il une rupture avec la vie littéraire parisienne? «Pas totalement, mais Paris… c’est trop d’occupation.»
La scène est donc une agréable échappatoire… «Oui, j’aime bien, le milieu rock me convient assez bien.»
Mais la figure de la vedette rock étant vue dans Les Particules… comme l’emblème du narcissisme occidental, comment assume-t-il sa transformation en leader de groupe? «Je n’y passe pas assez de temps pour y réfléchir.»
Lui arrive-t-il de sourire, contrairement à ce qu’en montrent toutes les images? «En général, c’est très chiant de se faire prendre en photo. C’est pas le moment de se mettre à sourire. Y’a pas plus chiant que les photographes. Vaut mieux se faire prendre par hasard.»
Si on se fie à ses essais, il n’a pas dû fêter le centenaire de Jacques Prévert très, très fort. «Prévert est vraiment un con. Je l’ai déjà expliqué plusieurs fois et je n’ai rien de plus à en dire.»
Et donner des entrevues, vous aimez? «Bon, excusez-moi, faut qu’j’aille chercher des cigarettes […]»
(Plus tard) Et maintenant, poésie, chanson ou roman? «J’envisage toujours les choses sans penser à trop long terme.»
Le 13 juillet
Au D’Auteuil
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Oeuvres de Michel Houellebecq:
H.P. Lovecraft, Contre le monde, contre la vie, 1991.
Extension du domaine de la lutte, 1994. Premier roman, porté depuis au grand écran.
Les Particules élémentaires, 1998. Le roman qui fait de Houellebecq un auteur célèbre traduit partout dans le monde. Sur fond de crise sexuelle et existentielle, deux demi-frères expérimentent une destinée tragique. Le premier s’abîme dans une érotomanie frustrée, le second s’écarte du monde humain pour percer les secrets de la biologie, élaborant un moyen pour donner naissance à une nouvelle espèce d’être humain immortel pour qui la sexualité est détachée des fins reproductives.
Rester vivant et autres textes, 1999. Réédition d’un texte initiatique accompagné de chroniques sociales et culturelles parues dans les hebdomadaires. Pour mieux comprendre sa vision des choses.
Renaissance, 1999. Troisième recueil de poèmes, dont sont extraits certains textes composant l’album Présence humaine (2000).