Loco Locass : Le trésor de la langue
Musique

Loco Locass : Le trésor de la langue

Trio rap au phrasé débile, mobile et volubile, Loco Locass débarque sur la scène musicale québécoise avec la ferme intention d’ébranler les fondations d’une société au bord de l’étouffement culturel, politique, linguistique et médiatique. Aux mots qui sonnent et qui résonnent, Biz, Chafiik et Batlam opposent une résistance lyrique.

Ce qui est arrivé à Loco Locass, plusieurs groupes de la scène locale n’ont même jamais osé y rêver. Un groupe de rap indépendant lance un disque homemade, distribué à la main dans les boutiques de disques; provoque un raz-de-marée de dithyrambes; participe à un concours (Les Francouvertes) et le remporte haut la main; et, du coup, une poignée d’étiquettes le courtisent. Après moult négociations, ce sera finalement Audiogram qui convaincra Loco Locass de les laisser prendre soin de la mise en marché et de la promotion du fruit de leurs cerveaux bouillonnants de musique, de mots et de rimes. Manifestif, véritable brûlot politique, poétique et social, apprêté dans une sauce musicale riche et onctueuse, est maintenant affublé d’une nouvelle pochette, contient un remix raï de la chanson Sheila, ch’us là, accompagné d’un vidéoclip, et peut même se targuer d’être le premier disque de rap à avoir accouché d’un recueil de poésie.

On s’en doute, pour un groupe prônant sans compromis la liberté et la qualité d’expression dans un Québec souverain, le passage de l’autonomie artistique à l’association commerciale n’a pas dû être pris à la légère. Les trois compères (Biz, né d’un père néo-brunswickois, Chafiik, né d’une mère libanaise et Batlam, né d’une mère torontoise), assis à l’extérieur de l’appartement d’un des leurs, s’expliquent comme ils rappent; l’un complétant la réponse de l’autre, sans temps morts et avec beaucoup d’assurance:

Chafiik: «Quand tu manifestes, ça n’a pas de sens d’être tout seul dans ton salon avec ton mégaphone. Il faut être capable de se faire entendre par le plus grand nombre. Mais avant la capacité de promotion d’Audiogram, c’est surtout la liberté qu’elle nous donnait qui nous a décidés à signer avec elle.»

Biz: «Quand on a commencé à discuter avec certains majors, on insistait pour avoir un droit de veto absolu sur les décisions artistiques.»

Batlam: «C’est probablement pour ça que BMG a lâché, d’ailleurs. En plus, on avait un peu de misre avec l’idée que la maison mère était située à Toronto et que le flag flotte toujours sur le hood, comme disait l’autre…»
Chafiik: «Et on avait aussi un problème à être sur le même label que Christina Aguilera et N’Sync… Dans le fond, il y avait juste Muzion qu’on respectait sur ce label.»

Biz: «Avec les autres compagnies, ce qu’on nous disait, c’est que notre idéologie et le discours qu’on tient ne les dérangeaient pas. Alors qu’avec Audiogram, non seulement ça ne les dérange pas, mais ils l’endossent, le promeuvent et le cautionnent. Par exemple, quand est venu le temps de placer le logo du Conseil des Arts du Canada, qui nous a donné des sous pour l’album, il a fallu que j’insiste pour qu’il soit placé bien en vue sur le livret. Quand c’est rendu qu’il faut défendre une surexposition d’un logo du Conseil des Arts du Canada avec notre compagnie de disques, on est ben en esti…»

À une époque où les artistes engagés d’hier marchent pathétiquement sur des oeufs et où ceux d’aujourd’hui manquent dramatiquement de tribune, la venue de Loco Locass est comme un vent de fraîcheur dans le paysage musical québécois. Pendant la conversation, comme sur disque ou sur scène, les Loco ont la langue bien pendue, discutant de politique avec passion, critiquant ses acteurs et ses partis sans le cynisme et le désabusement dont on taxe habituellement les jeunes de leur génération. Et quand je leur parle de la BAF (Brigade d’autodéfense du français), c’est par un rap qu’ils me répondent en choeur: «J’crisse des gifles sur l’pif d’la BAF qui veut être calife à la place des fat ass!»

Biz: «On est comme La Bolduc, on rappe au quotidien!»

Batlam: «À chaque sujet son rap!»

Biz: «On mène un combat pour la langue, par la langue, par le propos; pas par la violence.
Chafiik: «Nous, avec la chanson, notre mission, c’est de redonner aux gens le goût de parler français.»

Batlam: «Le rap, c’est une nouvelle tribune très importante où il peut se dire beaucoup de choses. D’où l’importance dupropos, de réfléchir à ce qu’on dit et de profiter au maximum de cette chance-là.»

Biz: «Et on a accès aux jeunes. Ils se mettent les mêmes tounes dans les oreilles trente fois par jour, ils lisent les paroles… Ça leur rentre dans la tête même inconsciemment. On fait des entrevues, on passe à la radio, tu nous mets en couverture; ça nous donne une visibilité extraordinaire, beaucoup plus grande que si on était embrigadés dans un parti politique. À ça, ajoute le côté festif de nos concerts; c’est invitant, et les gens se rendent compte qu’ils peuvent réfléchir et danser en même temps. Avec le rap, tu rejoins le corps, le désir d’avoir du plaisir et l’intellect. C’est trop malade!»

Chafiik: «Si tu réussis à faire bouger tes mots, il y a plus de gens qui risquent de les entendre et, veux, veux pas, ça fait réfléchir les gens. Moi, par exemple, il suffit d’une phrase pour que ma pensée change un peu, et cette phrase-là peut arriver à faire son chemin jusqu’au cerveau des hommes politiques.»

Et pour faire bouger les mots, Chafiik, l’homme-orchestre derrière Loco Locass, use de tout son bagage musical. Pas question pour Loco Locass de laisser des rythmes binaires et primaires dicter leur flow agressif. On mélange tout (du drum’n’bass au folklore, en passant par le raï, la musique contemporaine et j’en passe) et on compte sur ce métissage hors norme pour que les messages se fraient un chemin entre le coeur et le cerveau des auditeurs.

Chafiik: «Dans le rap en général, c’est toujours le même beat avec la grosse basse dans chaque chanson de chaque artiste sur chaque disque… C’est grave; le rap a le sérum dans le bras et on n’est pas loin de l’arrêt cardiaque. Avec Loco Locass, je me permet d’aller soit dans le sens du texte, soit vers son contraire. Par exemple, sur Boom Baby Boom!, la musique est super joyeuse; on peut avoir l’impression qu’on parle des abeilles et des fleurs mais dans le fond, on est en train de chier sur nos pères! Ou comme sur Vulgus vs. Sanctus, qui parle d’u projet de société pour aller vers l’indépendance, le mood est très éthéré, c’est comme un rêve, il y a une ambiance magique, c’est invitant. Je voulais que ce soit beau et sucré parce que le propos brut est assez aride. Chaque chanson est un univers mais il y a une unité respectée tout au long de l’album. Être éclectique, c’est relativement facile; mais être éclectique tout en conservant ta personnalité, c’est autre chose.»

Parce qu’ils sont fiers de leurs mots, parce qu’ils considèrent le rap comme un genre poétique à part entière (qu’ils baptisent rapoésie), et parce qu’ils veulent que l’expérience Loco Locass déborde du cadre habituel, ils ont publié un recueil de poésie reprenant les textes des chansons de Manifestif (voir encadré). Conscients de prendre des risques, ils n’en demeurent pas moins convaincus de la pertinence de présenter leurs mots dans leur plus simple appareil, sans l’aide de l’enrobage musical pour soutenir le propos.

Batlam: «Il y a quelqu’un qui disait qu’à l’ère de l’informatique, si le livre n’avait pas été inventé, ce serait ça, la grande révolution. Le livre, c’est un objet interactif d’une puissance inestimable.»

Biz: «C’est d’abord pour donner un accès privilégié aux textes en tant que tels. À cause du débit rapide ou de la musique, on ne peut pas tout capter. On s’est dit: rendons justice aux mots et plaçons-les à l’avant-plan pour que les gens puissent avoir un véritable rapport avec eux, dans leur bain, dans l’autobus, en lisant à voix haute des trucs qu’ils trouvent hot, pour qu’on capte bien le sens profond de ces mots-là. C’est un pari qu’on fait. On nous traitera de petits baveux prétentieux, les gens de la confrérie des poètes comme Péloquin, Beausoleil ou Francoeur nous diront peut-être de nous tasser de là, qu’on n’est pas des poètes; mais en même temps, on aime ça provoquer, titiller, donner des coups de fourche dans le cul d’un peu tout le monde pour questionner l’art.»

Dans le cadre de Coup de coeur francophone, le 4 novembre, au Cabaret, entoués de Jeep à la basse, de Johnny C. à la batterie, de Bilbo à la guitare, de Charles A. Imbeau Tromblon (ex-Colocs) à la trompette et de Nacer Fouad Taïbi au chant raï, ils partageront la scène avec Guérilla, un autre groupe qui connaît la force des mots. Ceux qui croient que l’engagement politique est une notion perdue dans la musique québécoise feraient bien d’attacher leur tuque avec de la broche…

Avec Guérilla
Le 4 novembre
Au Cabaret

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Manifestif
Chafiik

, Biz et Batlam n’ont pas peur des mots. Les trois comparses de Loco Locass nous le démontrent une fois encore avec le recueil Manifestif, qui regroupe les textes issus du disque du même nom. De la «rapoésie», diront les principaux intéressés, désignant par ce néologisme le nouveau genre poétique qu’incarne, pour eux, le rap.

La préface de Pierre Falardeau, leur premier fan, semble-t-il, donne le ton. Le cinéaste voit en eux des frères spirituels, qui «nous invitent à élever la voix à notre tour, malgré le vacarme marchand, la langue de béton armé des technocrates».

Loco Locass, des rappeurs politiquement engagés, défendent bien sûr le projet d’un Québec libre, mais aussi la vision d’un monde moins individualiste et surtout moins cupide: «La monarchie des marchands / Je ne marche plus là-dedans / Je refuse obstinément que le globe me gobe globalement / Je ne suis pas d’accord avec l’Accord Multilatéral d’Investissement / Qui traite l’art comme du lard / Et la culture comme l’agriculture».
Les trois auteurs parlent eux-mêmes d’un pari, celui de livrer leurs mots sans les enchâsser dans la musique. À vrai dire, tous les groupes de rap ne pourraient pas se permettre l’exercice, mais dans ce cas-ci, la démarche d’écriture est tellement rigoureuse que les mots n’ont besoin de rien d’autre pour vivre. Truffée de jeux de mots intellients, de trouvailles phonétiques, la rapoésie de Loco Locass résonne longtemps dans la tête et le coeur. Certes, les qualités poétiques de Manifestif sont moins souvent métaphoriques que phonétiques et sémantiques, mais dans le registre, ces trois-là font preuve d’un talent et d’une inventivité sans limites.

Les membres de Loco Locass nous invitent à lire ces vers à voix haute. Ce n’était pas la peine. Au fil des pages, on se surprend à jouer les rappeurs, interprètes improvisés de ces mots qui croquent sous la dent. Pari tenu. (Tristan Malavoy-Racine)

Éd. Coronet Liv, 2000, 144 p.