Okoumé : Le beau risque
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Okoumé : Le beau risque

Lors de la parution de Plan B, à la fin de l’an dernier, les langues sales qui avaient écorché sans merci Okoumé ont dû ravaler leur venin et reconnaître l’évidence: l’archétype du groupe québécois pépère venait d’entrer de plain-pied dans le troisième millénaire. Le vilain petit canard vient-il de se transformer en cygne?

On le dit et redit depuis des mois, la grosse surprise musicale de la dernière année au Québec s’appelle Okoumé. Après avoir vendu près de 150 000 unités du premier compact, la logique eût voulu que le second en soit le fils légitime, quelques mèches rebelles en supplément. Pas celui du laitier. Avec Plan B, le groupe (désormais) montréalais a conjugué son passé granole aux influences contemporaines, et accouché d’un disque que personne n’attendait. Au-delà de toute considération artistique, avouons que la démarche nécessitait des couilles d’acier.

Si vous ne connaissez pas Okoumé, c’est que votre poste de radio est défectueux ou que vous êtes aussi sensibilisé à la musique québécoise qu’au folklore albanais. Depuis trois ans, les chansons de leur opus initial tournent à donner le torticolis, et perpétuent la grande tradition de la musique pop d’ici, c’est-à-dire pas très moderne, forte en acoustique, un brin sociale, et marquée du sceau "chansonnier". Du travail bien fait, mais loin d’être révolutionnaire. Issus des îles de la Madeleine, de Gaspésie et de la Vieille Capitale, les cinq membres ont d’abord fait une première halte à Québec avant de prendre la 20 en direction ouest. En entendant l’écho de leur répétition, dans leur local de la rue Parthenais, on se disait que le souvenir de leur première prestation au Spectrum, en première partie de Kevin Parent, il y a cinq ans, était décidément fort lointain…

Ce constat fait, la question d’entrée s’impose d’elle-même: pourquoi avoir risqué de se mettre ses fans à dos avec pareil virage? Pourquoi cette direction urbaine, alors que le noyau de fans habite la région? "Pour nous, il était hors de question de répéter la recette, explique Éloi Painchaud, flûtiste et harmoniciste. Il fallait évoluer en tant que musiciens et en tant que band. Faire notre propre interprétation de toutes les nouvelles influences qu’on entendait depuis trois ans. Ironiquement, c’est peut-être justement notre succès qui nous a permis pareille évolution, puisqu’il nous a donné carte blanche auprès de notre producteur."

L’opération aurait pu sentir l’opportunisme à plein nez. Quiconque flirte avec Leloup, Beck, Radiohead ou Marc Déry, après avoir emprunté le train de Crosby, Stills, Nash and Young et de Zachary Richard, risque fort de se voir taxer d’imposteur. Sauf peut-être Okoumé. D’abord, parce que ce passé n’est pas enfoui sous six pieds de honte, bien au contraire. Le groupe revendique toujours ses racines régionales, mais les intègre à une trame plus contemporaine. Okoumé ne sonne donc pas comme un simple clone britannique, américain ou canadien anglais, mais bien comme une formation québécoise ouverte sur la planète et les nouveaux courants qu’elle porte. "C’est sûr que, vu de l’extérieur, on peut avoir l’air d’un band qui a complètement changé de direction, confirme le chanteur Jonathan Painchaud. Mais si tu écoutes le premier disque, tu vas réaliser que certains éléments annonçaient ce qui allait suivre. L’ambiance de Reste et celle de De la Terre à la Lune sont assez similaires, même chose pour Monsieur Big Shot et Les Magiciens. Je pense qu’on est simplement allés jusqu’au bout de nos trips. Parfois, on dirait que le public d’ici est très ouvert face à la musique anglophone, mais exige que les bands québécois sonnent comme Offenbach ou Paul Piché. À un moment donné, il faut aller plus loin que ça. Leloup le fait, pourquoi pas Okoumé?"

Et si le groupe avait créé sa seconde oeuvre pour plaire aux critiques? Okoumé, avec son premier disque, n’avait pas remporté de concours de popularité auprès de la presse montréalaise, qui lui accolait toutes sortes de défauts, dont celui d’être trop conservateur. Au mieux, on les trouvait sympathiques; au pire on les trouvait mineurs. Comme aucun des cinq membres ne vit dans un vase clos, on soupçonnera ces critiques d’avoir (et cela est tout fait normal) joué sur le moral des troupes. Une chanson qui n’a finalement pas trouvé son chemin jusqu’au produit final était même censée répondre à un des détracteurs en question. "Je me souviens avoir dit à un journaliste que les critiques allaient crisser le camp à terre en entendant notre deuxième disque, se souvient Éloi. Et celui-ci m’avait répondu qu’avant de faire plaisir à la presse, fallait peut-être d’abord se faire plaisir à soi. À partir de là, on a décidé de créer ce dont on avait envie."

Le groupe a donc réinventé sa propre sauce en ajoutant de la consistance au bouillon de base; et, depuis ce temps, plusieurs journalistes se nourrissent aux treize chansons de Plan B. De mémoire, mon collègue Tittley et moi ne nous souvenons pas d’un pareil renversement d’opinion chez les scribes et autres "donneurs" d’opinions: "C’est quand même cool d’être reconnu par l’industrie, avoue le guitariste Hugo Perreault. À un moment donné, on en avait plein notre casque de se faire chier dessus, ou que la presse soit indifférente à notre endroit." "Ben franchement, tu deviens en criss", ajoute le bassiste Michel Duguay.

Bière pression
Beaucoup des musiciens qui sortent de l’anonymat n’embrassent pas le succès avec pareil bonheur. On ne quitte pas son sous-sol poussiéreux pour les projecteurs du Spectrum et les cris de milliers de personnes sans vivre une certaine transformation. C’est humain. Certains carburent à la gloire; d’autres étouffent sous son poids. En janvier 1999, j’ai eu l’occasion de faire deux voyages avec Okoumé, afin de réaliser des reportages pour MusiquePlus. Le premier à Chamonix, le second à Lafayette, en Louisiane. Je me souviens d’avoir eu l’impression d’un band chambranlant. Fatigué. Jonathan Painchaud, notamment, semblait contrarié, vidé même. De mauvaise humeur; de commerce, disons, plus ou moins agréable, le gars s’isolait du reste du groupe. C’est du moins le feeling que ces deux semaines m’avaient donné. Le band s’amusait. Mais son chanteur pliait sous la pression. Que certaines rumeurs aient par la suite véhiculé l’idée de son départ, ou une panne complète d’inspiration, ne surprenait donc que très peu: "Y a eu comme une étrange perception à mon endroit, se rappelle-t-il. On me voyait comme un chanteur archi-imbu de lui même, prétentieux, qui tient sa gang dans sa poche. Ça m’a rendu malheureux. Il a fallu que j’exorcise tout ça.

Et puis à force de me faire dire par les gens et les médias que j’étais le leader, alors que ce n’était pas le cas, j’en suis venu à me mettre une pression inutile dont je ne voulais pas. J’ai dû retrouver ma vraie place dans le groupe, me retirer et identifier les endroits où je pouvais être important pour Okoumé. Quand est arrivé le temps de la préproduction, les gars étaient en train de travailler sur des chansons, et moi je n’en avais toujours pas apporté. Je me demandais si j’étais pas en train de passer à côté… Mais qu’est-ce que tu veux, je n’avais rien d’écrit. J’étais pas dans ce mood-là, ça ne coulait pas et j’avais besoin de "focuser" sur autre chose que la musique."

"De notre côté, ç’a été un mal pour un bien, assure Éloi. Bien sûr qu’on a fini par être insécurisés. On avait hâte que Jonathan amène de l’eau au moulin. Mais, d’un autre côté, nous avions chacun une vingtaine de squelettes de chansons sur lesquels nous nous sommes penchés encore plus intensément. On essayait de lui enlever cette pression en le faisant travailler sur nos idées, tout en lui affirmant que les choses allaient bien finir par débloquer."

Juste avant de faire l’album, les cinq membres d’Okoumé prenaient finalement la direction de Morin Heights, question de refaire le plein de bonnes vibrations, et surtout de revenir aux valeurs premières qui animent un artiste: "On voulait retrouver le buzz d’être ensemble, d’être niaiseux, de se lever le matin et de prendre une bière, avec aucun autre souci que celui de faire un feu quand il fait trop froid. Ça nous a tellement fait du bien de nous retrouver comme chums, plutôt que comme collègues de travail. Okoumé est enregistré en tant que raison sociale. On a des obligations, des comptes à rendre; à un moment donné, ça biaise des relations. C’est important de se retrouver, de prendre une bière, pis, en bons machos, de se dire qu’on s’aime et d’être émus en se donnant des claques dans le dos…"

Que s’est-il exactement passé dans la tête du chanteur? Jusqu’à quel point s’est-il fait pousser dans le cul pour finalement écrire quelques chansons sur le tard? On ne le saura évidemment jamais puisqu’il en va du fonctionnement interne. La chanson Rien me tracasse, écrite par Hugo Perreault et Jonathan, offre peut-être certaines pistes.

Ma vie est un songe
Abriée de mensonges
Et j’en crève
À trop me protéger
J’suis aussi
Desséché qu’un arbre sans sève

"Les gens connaissent le chanteur qui exprime ses idées haut et fort, mais y a aussi un autre côté de ma personnalité que le public connaît moins, confie Painchaud. L’insécurité, par exemple. Tu remarqueras qu’en spectacle, je ne regarde jamais les gens dans les yeux. Quand on signe des autographes, je suis très mal à l’aise et je réagis en ayant l’air super sûr de moi, ou en donnant l’impression de me crisser de la business des autres. Si tu savais comme c’est pas ça…"

Aux dernières nouvelles, le pari d’Okoumé essuyait quelques petits ratés. Le disque vend correctement (on parle de quarante mille copies vendues); mais les spectateurs montréalais se feraient tirer l’oreille pour assister aux shows du Club Soda. Quand même ingrat, le Québec. L’an dernier, la formation avait sa niche au Spectrum, et triomphait devant un parterre bondé. On se demande cette fois-ci, avec un excellent nouvel album à sa ceinture, elle parviendra à faire trois Club Soda. Malgré quelques finales aux coins carrés, les répétitions annonçaient quelque chose de vraiment bien, la semaine dernière. Même Les Magiciens, et ses accents à la Rage Against the Machine, rentrait au poste sans problème. Si Jo peut se coucher tôt et arrêter de fumer pour rendre justice aux tonalités pas évidentes de Plan B, on devrait se taper quelques très bonnes soirées en compagnie du Okoumé nouveau…

Les 1er, 2 et 3 février
Au Club Soda
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