

Alain Souchon : La pêche au Souchon
Porté comme chaque fois par une poignée de nouvelles chansons brillantes en perpétuelle ascension dans les radios, ALAIN SOUCHON est reparti depuis mai sur les routes françaises, de Paris à l’île de La Réunion, avec dans ses bagages une petite galerie de personnages fragiles et tendres que la vie ne cesse d’écorcher. Si le petit animal inquiet n’a (presque) plus peur de l’avion, la pêche au Souchon reste un art délicat. Échange de politesses, papotage puis questions sérieuses avec l’un des meilleurs auteurs de toute l’histoire de la chanson.
François Desmeules
"Comment pouvez-vous me parler et écrire en même temps? – J’enregistre aussi.- Ah bon, d’accord… Commençons…"
… par le commencement. Comment allez-vous?
"Très bien, il fait un temps magnifique. Je ne vois chez vous que des gens gentils."
C’est parce qu’ils vous aiment!
"Ah, vous aussi, vous êtes gentil. On n’est pas habitué…"
Vous avez réussi à surmonter cette peur de l’avion qui vous a fait nous manquer. Valium ou thérapie?
"[Rires] Non, ça va beaucoup mieux. Si je suis pas venu avant, c’est que j’avais mis beaucoup de temps pour faire mon album, il fallait que… heu, j’avais plein de choses à faire. Mais dès que j’ai pu, je suis venu."
C’est donc vrai, l’horrible trac de l’avion?
"Beaucoup avant, mais plus maintenant.Voilà."
Parlant de transport, sur le plancher des vaches, il semble que vous trouviez souvent l’inspiration en marchant interminablement.
"Tout à fait. Lorsque je me mets à un bureau, j’ai tendance à m’endormir. Alors je marche. Je vais dans la nature ou bien dans Paris. Je marche jusqu’à ce que je trouve des phrases. Je m’en vais à la pêche aux phrases, comme vous allez à la pêche au saumon. Et puis je reviens avec des phrases, je les note et puis… et puis très souvent elles me plaisent plus le lendemain. Alors, je retourne à la pêche."
Ce que vous observez lors de ces balades a-t-il une incidence sur ce que vous écrivez ou bien la marche est-elle plutôt l’occasion de rentrer en dedans de soi, imperméable au monde qui vous entoure?
"Oh! les deux. Se concentrer et voir des choses. Mais enfin, l’inspiration, vous savez, c’est partout. En regardant la télévision… C’est quelqu’un qui vous dit bonjour d’une certaine manière."
Vos biographes vous décrivent nerveux, anxieux, inquiet, pessimiste, triste, nostalgique.
"Ben oui, mais je suis aussi fantaisiste, j’espère. J’ai une tendance profonde à être comme vous dites, mais je résiste. Enfin, c’est la moindre des choses d’être un peu rigolo."
Donc, c’est la gêne qui donne l’impression qu’en public vous avez parfois envie d’être ailleurs?
"[Silence glacial] Ah ça, je sais pas. Ailleurs? Non! De pas écouter ce qu’on me dit? Pas du tout… [long silence glacial]."
Il n’y a pas d’ambiguïté pour vous entre votre nature pudique et la nécessité de monter sur scène chanter pour quelques milliers de personnes ?
"C’est-à-dire… très longtemps ça a été pénible pour moi. J’étais très réservé. J’étais traqueur, démoli par le trac. Longtemps, pendant des années, j’ai eu un peu de plaisir et beaucoup le trac. Maintenant, j’ai un peu moins le trac et beaucoup de plaisir."
Vous avez déjà dit: "Rien ne m’intéresse dans la vie à part chanter". Les mondanités de la vie de superstar, vous fuyez?
"Je les fuis pas…"
Attendez! Il y a, dans une des biographies qui vous a été consacrée, cette anecdote formidable: la femme d’un illustre politicien vous téléphone pour vous inviter à souper chez eux. Vous lui répondez: "Un instant, je vous passe ma femme…"
"M’oui [rires]. Ben oui, c’était pas… enfin c’était drôle. Je sors pas beaucoup, mais c’est ma nature, c’est pas que je fuis quoi que ce soit. Mais bon, vous voyez, dans le métier, y’a toute une attitude qui consiste à se montrer quand il y a des photographes, à des premières; alors ça, ça m’intéresse pas du tout. Moi, j’aime bien être chanteur et que tout le monde me regarde quand je suis sur scène et qu’on écoute ce que je dis, et que tout se passe bien dans mes spectacles. Mais dans la vie, ça m’intéresse pas tellement de faire des mondanités."
Dès votre premier album, une certaine nostalgie du passé s’est installée. Entre Rockcollection et Les Regrets, deux titres montés au sommet des palmarès, c’est devenu un fil conducteur important.
"Tous les hommes sont nostalgiques. On regrettera toujours sa petite enfance. Les moments d’insouciance de notre jeunesse. Le temps irrémédiablement passé qui ne reviendra jamais. Et ce trésor qui part dans le temps qu’on ne peut plus rattraper, ça fait peur. D’autres s’occupent du présent, des affaires, ils ont pas le temps de s’offrir une petite nostalgie. Moi, j’exagère…"
Quand est-ce que Souchon a acquis une identité propre? Une signature identifiable?
"Oh… en 1977-78, je crois, quand j’ai fait la chanson Allo maman bobo. Avec cet album qui s’appelait Jamais content. On m’a reconnu comme quelqu’un qui écrivait un petit peu différemment des autres."
D’ailleurs, c’est à ce moment-là que j’ai commencé à diffuser vos chansons à la radio. Et des auditeurs éberlués m’ont demandé méchamment: "Qui est cet abruti qui balbutie des phrases comme un enfant de dix ans?" Avez-vous subi les mêmes réactions en France ?
"Oui. Au début, j’avais une façon de faire s’entrechoquer les mots un peu nouvelle. Les images surgissent d’une manière plus rapide quand on évite la grammaire. Quand on met des mots d’anglais, des mots d’argot pour que ça suggère vite. Parce que la chanson, c’est rapide. Alors j’essaie que ce soit le plus clair possible.
De toute façon, tant qu’à faire, faut faire les choses d’une manière nouvelle. Sinon ça n’a pas d’intérêt."
De mon point de vue, c’est quand même surtout à partir de C’est comme vous voulez et de La Ballade de Jim que l’oeuvre est devenue plus homogène et très largement diffusée.
"Oui… mais vous savez, je m’analyse pas tellement, je fais les choses comme je les sens. Comme ça, au jour le jour. J’essaie de pas radoter, de pas dire tout le temps les mêmes choses. Mais j’analyse pas vraiment."
La nostalgie, on le disait, est au centre de votre oeuvre. Vous avez écrit Toto trente ans rien que du malheur quand vous aviez à peu près trente ans. Dans cette chanson, vous contempliez dans le miroir vos premières rides. Quel est votre sentiment lorsque, presque trente ans plus tard, vous regardez le chemin parcouru?
"Qu’il faudrait que je me fasse faire un lifting, refaire le nez ou je sais pas… [rires] Non mais, on est toujours un petit peu gêné par son physique, par sa voix, quelque chose, et puis ma foi, on s’habitue. C’est le seul intérêt de l’âge: on s’habitue."
Auriez-vous pu écrire un Toto cinquante-cinq ans rien que du malheur?
"Oui j’aurais pu, parce que j’ai trouvé que trente ans, c’était vraiment quitter l’adolescence et l’enfance. Quarante ans, ça m’a rien fait, mais cinquante ans, c’est très différent. On entre dans un monde… ouf, là on est vraiment des grandes personnes. Les amis, les gens de notre âge sont ministres… C’est le monde des vieux déjà. On est en forme, heureusement."
Votre chanson conjuguée au "je" a toujours été très intimiste, mais depuis quelques années on y sent de prudents engagements, des préoccupations sociales qui l’extirpent un peu des huis clos du couple moderne. Si je me souviens bien, n’est-ce pas Brassens qui vous a dit un jour: "Tu verras, avec le temps, on finit par cesser de parler de soi pour parler des autres."
"Exactement, et ça se fait tout seul. Le spectacle du monde vous inspire."
Et l’engagement…
"On EST engagé! Tout le monde. On a des avis. On regarde…"
… dans la chanson?
"Il y a beaucoup de chansons vides. Les chansons, quand elles sont pas vides, il faut d’abord qu’elles soient pleines de quelqu’un. On donne son avis, son opinion sur le monde. Les chansons sont un reflet. Alors forcément y’a des indignations."
Vous avez écrit: "Sur la terre tout est gâché presque arraché. Alors faut s’amouracher, s’aimer, vivre attaché." Vous pensez que les liens entre…
"Oui oui. Les liens entre les hommes sont la chose la plus importante; s’écouter, ça aide à ce qu’on soit mieux. C’est sûr. Tout est dans les rapports humains: amitié, amour, entraide, fraternité, vous le savez bien."
Il ne s’écoule pas une année sans que vous ne participiez à un album bénéfice au profit des déshérités…
"On peut bien donner un mois dans l’année. En plus, c’est un travail agréable de rencontrer les autres chanteurs, de chanter des chansons qu’on connaît pas dans une ambiance agréable. Et puis si ça peut rendre service, c’est la moindre des choses."
Dans Sous les jupes des filles, vous avancez que c’est le désir sexuel inassouvi qui fait que les hommes sont si cons et par extension si violents.
"C’est sûr! Je pense que les hommes, enfin les hommes et les femmes, on aime beaucoup ces rapports qui nous font voler. Enfin… le bonheur est dans l’amour. À partir du moment où il s’efface, ce côté-là, parce que c’est trop dur, les hommes se mettent à être chasseurs, à faire des guerres ou à se passionner pour des conneries puisqu’il faut se passionner dans la vie. Alors c’est mieux de se passionner pour des femmes."
Pourquoi tous vos personnages masculins sont-ils des perdants, des défaits, des décevants qui se cassent la gueule en amour?
"Ah! [rires] parce qu’on est tous un peu comme ça. On est tous un petit peu décevants. On a tous un côté de nous-mêmes un peu brillant, un peu éclatant. Et puis un autre côté pfuiiiiit, on se conduit pas comme on devrait. On est un peu nuls…"
Mais vous ne faites pas de chansons sur les filles qui perdent des garçons…
"Ben, je taquine un peu les filles."
Vous, par contre, vous êtes stable, marié depuis longtemps, bien au chaud, protégé dans le couple et le cocon famille…
"C’est ma vie. C’est-à-dire que j’ai eu la chance de tomber sur la bonne personne. Sur une femme qui est belle avec qui je parle. On a des tas de goûts en commun et tout ça. Bah, j’en fais pas une gloire, j’ai beaucoup de chance. Ceci dit, je comprends très bien qu’on change de femme à tous les dix ans. Quand ça va pas, ça va pas; nous ça va, alors… C’est le hasard, je pense."
Parlant famille, détail intéressant, les enfants s’attachent très facilement à vos chansons. Mon fils, par exemple, adore Sans queue ni tête.
"À cause des mots un peu bizarres. Souvent, les enfants, ils aiment bien certaines chansons comme Tarte à gueule à la récré [?]."
"On aime les vaches et on les mange quand même…"
"Oui, des phrases comme ça… c’est vrai qu’on les aime."
Parlons de choses simples. Vous êtes au Québec pour une série de concerts.
"Je suis surtout en retard de venir pour parler de mon album. Les nouvelles chansons, je les ai chantées un peu à la télé avec ma guitare. Ça fait longtemps que j’aurais dû venir vous voir."
Il y a désormais une phrase qui parle de nous, Québécois, dans une de vos chansons: "Traité par le mépris comme le Québec par les États-Unis."
"Je suis admiratif de la façon dont vous vous arc-boutez contre la culture anglophone envahissante. Nous, on n’est pas comme ça, on se rend pas compte, on ne se méfie pas. On est très envahis par ce rouleau compresseur. C’est agaçant."
Vos radios qui diffusent des chansons anglophones à la tonne…
"Oui, à la tonne. C’est triste, mais en même temps on aime des tas de trucs là-dedans. Heureusement, on a mis des quotas maintenant, sinon il n’y aurait plus que de l’anglophone. Ce n’est pas qu’une question de goûts, c’est aussi une affaire de moyens."
Alors quel est pour vous le futur de la chanson francophone?
"M. [Matthieu Chédid]"
Et pour vous, la suite?
"Quelques concerts dans lesquels j’offre un mélange de chansons anciennes et nouvelles regroupées selon quelques thèmes. Quelque chose de léger, d’amusé."
Et après, probablement un album live?
"Après je m’en irai faire du bateau à voiles…"
Le cinéma, fini?
"Pas le temps, c’est un métier important. Il faut le faire à fond, lire beaucoup de choses, rencontrer des gens. J’ai pas le temps. Je le faisais pas bien."
Tout de même, L’Été meurtrier, Comédie…
"Ah! je sais qu’il y a eu des trucs bien. Mais il faut choisir; moi, j’ai fait chanteur."
Souchon, est-ce que ça vous semble de plus en plus gros?
"Soixante-quatre kilos à dix-huit ans…"
(????) Je veux dire l’entreprise, la structure, l’organisation…
"Ben, je fais toujours soixante-quatre kilos. Pas pris un de plus en quarante ans."
Comment ça se fait?
"Je mange des sandwichs."
L’univers Souchon? Quelques fragilités récurrentes distillées méticuleusement sous tous les temps. La nostalgie, la défaite, les regrets, la tendresse, et bien sûr, les filles… Des thèmes tout en courbes abordées pudiquement, mais négociées à toute vitesse. Citations dans le texte pour catalogue de psychologie 101.
Il n’y a pas d’amour heureux. "… l’envie de voler, si légitime, passe par des mouvements intimes." (Au ras des pâquerettes)
Le scénario semble inévitable: un homme, une femme, l’espoir des commencements et puis l’usure, la chute lente. Fidèle et stable (il vit avec la même compagne depuis des lustres), Souchon ne chante pourtant l’amour que dans la perspective des départs. Peu de violence, quelques jalousies et de rares prises de bec, les couples se brisent sans effort, dans la lassitude. Et les bonheurs fragiles s’estompent peu à peu dans les lourdeurs du quotidien et la faiblesse des êtres. À qui la faute? Ses femmes sont d’aventures et d’exigences, ses hommes de sofa et de pantoufles; rarement à la hauteur de ce qu’ils voudraient être.
"Elle rêvait de voyages, de bagages, de paysages. Moi, mon portable, mes calmants, mon plan d’épargne logement. Notre amour taillait la zone." (Tailler la zone)
Outre l’interminable prise de bec de Birkin et Souchon mise en images par le cinéaste Jacques Doillon dans le huis clos Comédie qu’illustre la chanson du même nom, outre On s’aime pas, où l’incompréhension totale mène à l’autodestruction et à la violence, les départs insidieux sont empreints d’un fatalisme tranquille: devant ces héros de salon, les femmes déçues, bientôt infidèles, s’en vont chercher ailleurs d’autres.
"Il portait des lions sur le dos pour elle comme cadeau, ça salissait tout. Moi je me sentais vieillot, fidèle, propriétaire d’elle, malheureux comme tout." (Somerset et Maugham)
Abandonnés, Toto ou Jim essuient leurs larmes et s’en retournent, minables dans leur ultra-moderne solitude. Mais attention, bientôt le romantique impénitent, s’il échappe au pire, remontera au front chercher compagne et compagnie, car nous sommes tous victimes consentantes.
"Sans cette attirance qui plane sur le monde dont on est toxicomane tout le monde… Sans les mots de jalousie, les bagarres, mouchoir lancé des trains, partis dans les gares. On reste au ras des pâquerettes…"
Si les protagonistes du magnifique L’Amour à la machine semblent, eux, vouloir échapper au cycle, Souchon, en 30 ans de carrière, a essentiellement peint en plus d’une trentaine de parenthèses hyperréalistes le portrait d’une femme et d’un homme contemporains en couples impuissants qui vacillent d’un chagrin d’amour à l’autre tous les quatre ans.
"Tout au long de la vie qui pique, on veut s’évader. En touchant pour le physique, des filles dénudées. On se retrouve alors par terre, triste et tout nu. En amour de toute manière, on prend du jus." (Les Filles électriques)
Les perdants magnifiques "Jimmy les filles pour le coeur comme l’alcool et les révolvers c’est sauter en l’air, tomber par terre…" (Ballade de Jim)
Au triste loto de l’existence, les Jim, Toto et autres alter ego masculins de l’auteur ne gagnent jamais rien. Malhabiles en société, traqués par les rides, pourchassés par la peur, menacés d’oubli par leurs femmes et pourtant affligés pour elles d’une tendresse pathologique, paralysés par les interrogations du mâle moderne du mâle, ils ont les manières souffreteuses de ces vieilles dames inquiètes qui oscillent entre une naïveté opportune et la conscience aiguë de leur faiblesse.
"Elle était son calmant son alcool profond, comme elle est partie attention Jimmy tourne pas rond. Jimmy t’es fort et tu pleures sur le cuir de ta Chrysler." (Ballade de Jim)
Les existences de ces victimes, si elles ne sont pas de stricts constats d’échec, témoignent perpétuellement de la difficulté de rester en scène dans le tragi-comique spectacle de la vie.
"On a les panoplies, les hangars, on danse des étés entiers au soleil, mais la musique est mouillée pareil…" (Ultra-moderne Solitude)
Début des années 80, à l’aube de la quarantaine, confronté à l’inévitable épanchement du temps, Souchon interroge, dans une décennie en mal de sens, les gesticulations inutiles qui permettent brièvement d’échapper à la gravité, sous toutes ses formes.
Rame, On avance et, surtout, Saute en l’air prêtent aux modes futiles de l’aérobie et de l’exercice physique en salle un sens profond. Celui de la fuite en avant dans l’action.
"Qui a mis de l’équateur au pôle ce colis qu’on a sur les épaules… J’ai tout compris, c’est une horreur, la terre est un aspirateur qui veut notre corps, l’aspire, l’espère. Elle te désire, la laisse pas faire! Saute en l’air."
Cette métaphysique du mouvement, que n’auraient pas reniés un Saint-Exupéry au Club Med, un Malraux en léotard, est empreinte d’un immense cynisme. C’est Forrest Gump, courant gratuitement sur les routes d’Amérique, aspiré par la vacuité des années 80.
"On avance, on avance, on avance, c’est une évidence, on a pas assez d’essence pour faire la route dans l’autre sens. Faut pas qu’on réfléchisse ni qu’on pense, il faut qu’on avance."
Mais puisque la dérision ne soulage en rien de cette lente circonvolution vers la vieillesse et la mort, Souchon choisira plutôt de privilégier peu a peu l’arrêt sur image. Ses disques vont alors se ponctuer de petites chansons pudiques, intemporelles, où l’auteur philosophe, soliloque sur des musiques désuètes et des arrangements très discrets. L’auditeur peut désormais traquer le sens des choses, au fond des disques, dans ces conclusions qui ne sont, en fait, que des bluettes en forme de points d’interrogation.
"Les filles nous font pas peur parce qu’elles sont toutes petites. Mais elles nettoient dans nos coeurs à la dynamite pour ôter les anciennes douceurs des cousines qui nous avaient demandé l’heure un soir en cuisine." (Marteau piqueur)
Car, hormis la pertinence flagrante du désir sexuel, mis à nu dans Sous les jupes des filles, du couple et de l’existence, tout est de doute, dit-il, et nous n’y pouvons rien.
"Elles dans le suave, la faiblesse des hommes, elles savent, que la seule chose qui tourne sur terre c’est leurs robes légères. on en fait beaucoup, se pencher tordre son cou, pour voir l’infortune, à quoi nos vies se résument. pour voir tout l’orgueil, toutes les guerres avec les deuils, la mort, la beauté, les chansons d’été, les rêves."
Nostalgie "La vie, c’est du théâtre et des souvenirs…" (Rive gauche)
Apparu très tôt, au seuil de l’enfance, perpétuelle nostalgie d’un "avant" (J’ai dix ans (!), Dix-huit ans que j’t’ai à l’oeil, Toto trente ans, Rockcollection), le regret du temps qui passe se fonde chez Souchon comme chez ses prédécesseurs sur cette mémoire sucrée et douce dont la littérature contemporaine fit son fond de commerce, avant de valoriser l’ennui.
Parfum des plantes, couchers de soleil, effluves épicés de Casablanca, moteur des deux chevaux… Ces saveurs presque exotiques, ces odeurs désormais pittoresques, mais surtout ces repères musicaux d’une époque pas si lointaine (Dylan, Lennon et maintenant Ferré ou Gainsbourg) culminent dans la parfaite confession du baby-boomer largué, Les Regrets: "Rêvant de révolutions sur le bord de la rivière, il y avait des illusions dans ma main que tu laissais sous ton pull-over. De mal penser la faiblesse de n’avoir pas fait d’études, les chansons de ma jeunesse et de Robert Zimmermann, l’altitude. Je voudrais que tout revienne alors que tout est passé et je chante à perdre haleine que je n’ai que des regrets…"
Mais, qui de l’oeuf ou de la poule, de l’auteur ou du temps s’impose à l’autre? Le thème sied merveilleusement bien à ce spécialiste des défaites et de la fatalité qui, se projetant perpétuellement en avant, précède ses nostalgies. Demain ce sera hier, et c’est là l’endroit idéal où camper en deux trois lignes ses décors délavés. Plus que du sentiment, Souchon emprunte jusqu’à son langage – ce babil hachuré ignorant le complément circonstanciel – à l’enfance. Le reste de ses formules succinctes évoque le langage moderne de la pub. Initiée dès les années 70, cette poésie déroutante, pudique, urgente et simple, qui impose de lire entre les lignes, connaît des instants de pur génie lorsque d’une simple onomatopée elle stigmatise un univers complexe. "On aime les gens et on les tue: Pan!… C’est sauter en l’air, tomber par terre: Boum!"
Devrait-on ajouter que s’abandonner au souvenir, c’est aussi par voie de conséquence s’imposer le vertige de la peur ou cette petite inquiétude viscérale, omniprésente chez l’artiste?… C’est une autre affaire…
Apolitique ". On aime la nature et les hydrocarbures on aime Cousteau et aussi les épluchures" (Sans queue ni tète)
La politisation qui, chez d’autres, déboule en engagement sentencieux, n’existe pas à proprement parler chez Alain Souchon.
Introduites parcimonieusement depuis quelques années dans une poignée de chansons étonnamment médiatisées, quelques prises de position semblent pourtant s’être insinuées tout naturellement à travers les mailles du quotidien pour ensuite, début des années 90, s’afficher plus directement.
Bien avant que Rive Gauche, déchirant texte antimondialiste sur fond de nostalgique "adieu mon pays, de musique et de poésie, les marchands malappris, qui ailleurs ont déjà tout pris, viennent vendre leurs habits en librairie"…, n’inonde les ondes et ne déclenche une petite polémique en forme de prise de conscience, avant même que Foule sentimentale ne questionne le dérisoire besoin de l’Occident "d’avoir des quantités de choses qui donnent envie d’autre chose, on nous fait croire que le bonheur, c’est d’avoir de l’avoir plein nos armoires…", Souchon accouchait du texte exceptionnellement direct de C’est déjà ça où, glissé dans la peau d’un réfugié soudanais, il scande: "Pour vouloir la belle musique… pour un air démocratique, on te casse les dents. Pour vouloir le monde parler, Soudan mon Soudan, celui de la parole échangée, on te casse les dents. Et je rêve que Soudan mon pays soudain se soulève…"
Mais même dans l’écologisme qui demeure le terrain de prédilection de cet amant des bêtes, ces petites colères passent par le détournement affectif. La souillure de ce pré ne nous concerne que lorsque l’on s’égratigne le dos sur un tesson de bouteille en faisant l’amour. Le vent pollué est celui qui caresse les cheveux de nos enfants. Conséquence.
L’humour n’est jamais bien loin de ces fâcheuses incompréhensions. C’est, dans Manivelle, la manie des emballages non recyclables qui se conjugue à la difficulté d’ouvrir le dialogue du couple. Dans Sans queue ni tête, l’incohérence et l’ambiguïté de l’éthique moderne. Dans Pardon, horrible énumération des folies de la bête humaine qui abuse inconsciemment de la terre nouricière: "On embête les bêtes avec des poudres. Avec le DDT et les sulfates de soude… Pardon la flore, pardon la faune… Pardon la pluie, pardon la terre…"
Jamais cette imbrication entre critique sociale et poésie (dans laquelle un Jean Ferrat excellait) n’a été mieux dévoilée que dans l’étrange Le Fil. Chanson dans laquelle le politique, le profit menacent la solidarité et la tendresse des hommes: "Sur la terre tout est gâché, empêché, presque arraché. Alors faut s’amouracher, s’aimer, vivre attaché. Politiciens éméchés sachez qu’on peut se fâcher, qu’il faut pas ce fil toucher, l’arracher, ni l’effilocher…"
Les pieds dans les plats ou lorsqu’un admirateur blesse bien malgré lui son idole…
Parlons de Rive gauche. Il y a des rimes là-dedans qui sembleraient grotesques si elles étaient chantées par quelqu’un d’autre que vous…
"Grotesques… Que voulez-vous dire?"
"Les chansons de Prévert me reviennent, comme tous les souffleurs de verre-laine." Verre… laine.
"Oui ben, oui, "laine"… Pourquoi pas?"
Vous trouvez pas que c’est tirer l’élastique un peu loin, cette élision?
" Ouais, ouais! Bon… Faut que ce soit compréhensible; si j’avais seulement écrit "souffleur de verre" on m’aurait dit: "Souffleur, ah bon, pourquoi?" Dire des vers et souffler du verre et puis "laine"… ça appuie bien là-dessus."
Et Miles Davis qui sonne sa Greco.
"Quoi… Miles Davis était l’amant de Greco."
Oui, je sais…
"Alors ça veut dire qu’il jouait de la trompette pour elle. Faire sonner sa trompette."
Ça peut prendre un autre sens quand on sait qu’il la battait…
"Ah oui… savais pas. Sais pas, vous savez les gens qui boivent ou qui prennent des trucs… des fois."
Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je parlais du drôle de double sens de…
"M’ouais… écoutez… je sais pas… que ça prêtait à confusion, mais… [silence] mais c’est personnel. M’ouais [silence]… De toute façon, quand on fait des choses, des chansons ou des films, on prend le risque de passer pour un idiot. De toute manière, on n’ est pas toujours au top…"
En tout cas, les critiques sont avec vous d’un respect et d’une estime proverbiaux depuis des années…
"J’ai de la chance, parce que c’est blessant. On a beau prétendre le contraire, on est très atteint quand on a des mauvaises critiques… ou des commentaires désagréables…"